Voici une première version de l'article que je compte envoyer avant la fin du moins à la toute nouvelle REPHA (Revue Etudiante de Philosophie Analytique). Je le publie ici en avant-première.
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Introduction
Depuis quelques années, la méthodologie philosophique a été renouvelée par le mouvement qui s’est fait connaître sous le nom de « Philosophie Expérimentale » (Experimental Philosophy). L’idée directrice de ce mouvement est que l’utilisation de méthodes expérimentales en provenance directe de la psychologie expérimentale (questionnaires, mesures de temps de réaction ou encore techniques d’imagerie cérébrale) peut contribuer dans une certaine mesure au débat philosophique[1]. Par exemple, de nombreux arguments philosophiques consistent à s’appuyer sur les opinions communes. Ainsi, dans la querelle entre compatibilistes et incompatibilistes, les incompatibilistes s’appuient sur le « sens commun » et affirme que la plupart des gens sont incompatibilistes, ce qui ferait du compatibilisme une thèse « paradoxale », au sens étymologique du terme. Un nombre grandissant de travaux expérimentaux a pourtant mis en doute cette « évidence », montrant que le sens commun n’est pas clairement incompatibiliste (ni compatibiliste, semble-t-il)[2][3]. Autre exemple : le débat entre cognitivistes et non-cognitivistes moraux. Les cognitivistes moraux défendent la thèse selon laquelle toute proposition morale présuppose l’existence de faits moraux objectifs (et serait donc fausse au cas où de tels faits n’existerait pas). Les anti-cognitivistes défendent au contraire l’idée selon laquelle certaines (sinon toutes les) propositions morales pourraient être formulées sans pourtant avoir de prétention à l’objectivité. Des données expérimentales récentes semblent pouvoir faire pencher la balance du côté des non-cognitivistes en montrant que les gens sont tout à fait prêts à utiliser le prédicat « mal » sans pour autant dénoter une propriété qu’ils pensent être objective[4][5].
Le point principal à retenir est que, selon les philosophes expérimentaux, des méthodes issues de la psychologie peuvent être fécondes en philosophie. Dans cet article, je voudrais défendre la thèse inverse (mais tout à fait compatible) qui est que des méthodes issues de la philosophie pourraient être fécondes pour la psychologie. Dans une première partie, je m’intéresserai à un exemple de recherche psychologique où des thèses philosophiques ont déjà joué un rôle majeur, puis, d’une façon plus spéculative, j’indiquerai un certain nombre de domaines de la psychologie dans lesquels la philosophie pourrait à l’avenir jouer un rôle.
Faire de la psychologie à partir de la philosophie : le problème du Trolley
La psychologie morale est la branche de la psychologie qui s’intéresse aux processus mentaux impliqués dans la formation des jugements moraux. Jusqu’à très récemment, la psychologie morale a été dominée par une tradition dite « rationaliste », issue de Piaget et Kohlberg, selon laquelle nos jugements moraux étaient le fruit de raisonnements conscients. Suivant cette idée, Kohlberg avait proposé un modèle des différents stages du développement moral sur la base des justifications morales données par des individus confrontés à des dilemmes moraux. Le passage du XXe au XXIe siècle a été marqué par le rejet du paradigme rationaliste et l’adoption d’un paradigme opposé dit « intuitionniste ». La psychologie intuitionniste part de la distinction, maintenant devenue classique en psychologie cognitive, entre deux types de processus mentaux : tandis que certains processus mentaux sont contrôlés par le sujet, volontaires, conscients et demandent beaucoup de ressources cognitives, d’autres sont automatiques, involontaires, inconscients et le sujet ne perçoit que leur résultat. Prenons par exemple la multiplication : "17x31" - pour faire cette multiplication, vous devez volontairement "vous y mettre", faire des efforts, et vous êtes conscients des diverses étapes nécessaires pour réaliser l'opération (du moins de certaines d'entre elles). C'est un exemple du premier type de processus cognitif. Prenez maintenant le mot suivant : "Philosophie". Une fois que celui-ci est entré dans votre champ visuel, vous ne pouvez pas vous empêcher de le lire, et vous n'avez pas été conscient de toutes les étapes nécessaires pour le décoder. Il s’agit là d’un processus cognitif du second type. Tandis que la psychologie rationaliste considérait nos jugements moraux comme le résultat du premier type de processus, la psychologie intuitionniste voit dans des processus du second type la source de nos évaluations morales[6][7].
L’un des résultats de cette distinction est que, tandis que pour la psychologie rationaliste nos jugements moraux découlaient de principes moraux représentés explicitement et accessibles à travers les justifications des sujets, la psychologie intuitionniste suppose au contraire que les principes directeurs de nos jugements nous restent cachés et ne nous sont pas directement accessibles. C’est à l’enquête psychologique de déterminer quels sont ces principes que les sujets utilisent sans le savoir[8].
Prenons un cas exemplaire de cette approche, et qui fait présentement couler beaucoup d’encre chez les psychologues : le « problème du Trolley ». Le problème vient de la comparaison entre deux dilemmes moraux. Prenons le scénario suivant :
Un train vide, sans passager ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin de fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Sur une voie secondaire, se trouve un autre ouvrier. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa trajectoire sur la voie principale et causera la mort des cinq ouvriers.
Jean se trouve près des voies et comprend ce qui est en train de se passer. Il se trouve près d’un aiguillage qui peut orienter le train vers la voie secondaire. Jean voit qu’il peut éviter la mort des cinq ouvriers en actionnant l’aiguillage, ce qui orientera le train vers la voie secondaire. Mais ce faisant, le train percutera l’ouvrier seul, ce qui causera sa mort.
Jean a-t-il moralement le droit de détourner le train sur la voie secondaire ?
Face à ce dilemme, la plupart des sujets interrogés (et cela, quel que soit leur nationalité, leur religion ou leur niveau socio-économique et culturel) répondent qu’il est moralement acceptable de détourner le train[9]. Prenons maintenant le scénario suivant :
Un train vide, sans passagers ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin de fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa trajectoire et causera la mort des cinq ouvriers.
Il est possible d’éviter ces cinq morts. Jean se trouve sur un pont au-dessus de la voie de chemin de fer et comprend qu’il peut éviter la mort des cinq ouvriers en freinant le train avec un objet très lourd. Un piéton portant un énorme sac à dos se trouve sur le pont à côté de Jean. La seule façon de freiner le train consiste à pousser le piéton sur la voie. Mais, ce faisant, le train percutera le piéton et causera sa mort.
Jean a-t-il moralement le droit de pousser le piéton depuis le pont ?
Face à cet autre dilemme, la plupart des sujets interrogés répondent qu’il est tout à fait inacceptable de pousser le piéton depuis le pont. Une question se pose alors : comment expliquer que les gens acceptent de sacrifier une personne pour en sauver cinq dans le premier cas, mais pas dans le second ? Quel est le facteur psychologique déterminant qui amène les sujets à différer sur ces deux cas ? Comme des études psychologiques l’ont montré, les sujets ne sont pas eux-mêmes capables, pour la plupart de répondre de façon satisfaisante à cette question. C’est donc au psychologue de trouver, d’une façon ou d’une autre, les principes cachés de notre psychologie morale.
Quels rapports avec la philosophie ? Ils sont au nombre de trois. Le premier, c’est que le « problème du Trolley », qui est aujourd’hui devenu une énigme centrale de la psychologie morale, est à l’origine un problème philosophique : les deux scénarios décrits ci-dessus ont été créés et discutés par des philosophes[10][11][12]. Deuxièmement, la stratégie employée par les psychologues pour découvrir quels sont les principes cachés de notre psychologie morale consiste à multiplier le nombres de cas hypothétiques (d’expériences de pensées) en changeant à chaque fois le moins de paramètres possibles, et à considérer comme satisfaisante toute hypothèse qui permet le mieux de rendre compte de nos intuitions pour chacun de ces cas. Cette méthodologie (la partie expérimentale mise à part) est similaire à celle employée par la plupart des philosophes analytiques travaillant en philosophie morale, et a même été théorisée par John Rawls[13]. Enfin, la plupart des théories défendue actuellement par les psychologues sur le problème du Trolley proviennent de la littérature philosophique : certains, par exemple, reprennent la doctrine du double-effet de Saint-Thomas, selon laquelle il est acceptable de commettre un mal pour un bien, mais uniquement dans le cas où ce mal est un effet secondaire de notre action et pas un moyen en vue de la réalisation de notre but[14]. Matériel expérimental, méthodologie et hypothèses : dans ce cas précis, toutes les étapes du travail du psychologue sont nourries par la philosophie.
Analyse de concepts et psychologie du développement
Avec les sciences cognitives et l’exemple de la révolution chomskyenne en linguistique, l’idée selon laquelle l’esprit humain serait à la naissance comme une tablette vierge est de plus en plus mise en doute[15]. Nombreux sont les philosophes et les psychologues prêts à admettre que l’esprit a été doté par l’évolution d’une certaine gamme de concepts « innés ». Mais comment déterminer si un concept est inné ? C’est à l’investigation empirique d’en décider en dernier ressort, mais certains indices peuvent préalablement nous guider. Imaginons qu’un concept ne soit pas réductible à des données sensorielles ou à d’autres concepts réductibles à des données sensorielles : c’est déjà là un indice, mais ce n’est pas suffisant, car l’esprit humain est capable de poser certaines entités comme des hypothèses. De nombreux concepts scientifiques ne sont pas immédiatement réductibles à des données sensorielles.. Il faut alors un deuxième critère : imaginons que ce concept soit présent dans toutes les populations humaines. Si ce concept n’est pas immédiatement tiré de la perception mais une simple hypothèse que le perçu sous-détermine, il devient alors étonnant de constater que toutes les populations convergent vers la même hypothèse. Il y a alors de fortes présomptions en faveur de l’innéité de ce concept.
Prenons un exemple : le concept d’objet (plus précisément, d’objet physique, existant indépendamment de notre perception). Les philosophes s’accordent pour la plupart pour dire que le concept d’objet physique ne peut pas être réduit à un ensemble de données sensibles (de sense-data)[16]. Comment expliquer alors que tous les hommes semblent le posséder ? Répondre, comme pourrait le faire Quine, que le schème conceptuel contenant les objets physiques est véhiculé par le langage ne fait que repousser la difficulté : pourquoi tous les langages parlent-ils d’objets physiques ? Répondre que l’existence d’objets physiques est la meilleure hypothèse pour rendre compte de notre expérience sensorielle n’est pas une réponse satisfaisante non plus : il faut encore expliquer pourquoi tous les hommes sont amenés à considérer cette hypothèse.
Des études en psychologie du développement ont montré que le jeune enfant faisait très tôt usage du concept d’objet. Avant l’âge de 5 mois, les bébés possèdent déjà un concept d’objet comme « ensemble de surfaces qui se touchent et bougent en même temps » et qui obéit à certains principes comme celui dit de constance de l’objet, ou de substantialité (un objet reste à l’emplacement où il se trouve et ne disparaît pas sans raison)[17]. Beaucoup en tirent la conclusion selon laquelle le concept d’objet est, d’une façon ou d’une autre, « inné ».
De cet exemple, on peut tirer la leçon suivante : si un concept est universellement répandu mais que l’analyse conceptuelle prouve qu’il est irréductible à l’expérience ou d’autres concepts, il y a de bonnes raisons pour supposer qu’il appartient à notre bagage de concepts innés. Partant de cette hypothèse, l’analyse philosophique de concepts peut contribuer à certains débats en psychologie du développement. Par exemple, sauf cas pathologique, tout humain dispose de la capacité de prévoir le comportement d’autrui en lui attribuant des croyances, des désirs et des intentions – concepts qui semblent universellement répandus. Cette faculté, que les psychologues appellent « théorie de l’esprit » est-elle innée ou acquise ? et certains de ces concepts sont-ils plus fondamentaux que les autres ? Cette question renvoie le philosophe aux débats sur la réduction behaviouriste des concepts mentaux à des dispositions comportementales, ou encore à la question de savoir si le concept d’intention peut être ramené à celui de désir[18]. Autre exemple, tiré une nouvelle fois de la psychologie morale. Nous classons les actions moralement bonnes en deux catégories : celles que nous avons le devoir d’accomplir, et celles qui sont moralement bonnes mais que nous n’avions pourtant pas le devoir d’accomplir (ce que les philosophes appelle la « surérogation »[19]). Aucune des deux catégories d’acte ne semble pouvoir être réduite à l’autre et les enfants font rapidement la différence[20]. Là encore, c’est à l’analyse conceptuelle qui peut décider s’il s’agir de deux notions primitives ou si celles-ci peuvent être ramenées à une notion plus simple.
Bien sûr, le dernier mot sera à l’investigation empirique et au psychologue. Mais la nouvelle alliance entre philosophie et psychologie ne doit pas se faire que dans un sens : les philosophes doivent prendre conscience de ce qu’ils peuvent apporter au développement de la psychologie.
[1] Knobe, J. & Nichols, S. (2008) “An Experimental Philosophy Manifesto” in Knobe, J. & Nichols, S. (2008) Experimental Philosophy, Oxford University Press.
[2] Nahmias, E., Morris, S., Nadelhoffer, T. & Turner, J. (2006) “Is incompatibilism intuitive?” Philosophy and Phenomenological Research 73: 28-53.
[3] Nichols, S. & Knobe, J. (2007) “Moral Responsibility and Determinism: The Cognitive Science of Folk Intuitions” Nous, 41, 663-685.
[4] Cova, F. & Ravat, J. (2008) “Sens commun et objectivisme moral : objectivisme "global" ou objectivisme "local" ? Une introduction par l'exemple à la philosophie expérimentale.” Klesis - Revue Philosophique : Actualité de la Philosophie Analytique.
[5] Goodwin, G. P. & Darley, J. M. (2008) “The psychology of meta-ethics: Exploring Objectivism” Cognition, 106 (3), p.1339-1366
[6] Haidt, J. (2001). “The emotional dog and its rational tail: A social intuitionist approach to moral judgment.” Psychological Review. 108, 814-834.
[7] Haidt, J. (2007). “The new synthesis in moral psychology.” Science, 316, 998-1002.
[8] Cushman, F., Young, L., Hauser, M. (2006). “The role of conscious reasoning and intuitions in moral judgment: Testing three principles of harm.” Psychological Science, 17(12), 1082-1089.
[9] Hauser, M., Cushman, F., Young, L., Jin, R., Mikhail, J. (2007). “A dissociation between moral judgment and justification.” Mind and Language, 22(1), 1-21.
[10] Foot, P. (1978) “The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect” in Virtues and Vices, Oxford: Basil Blackwell.
[11] Thomson, J. J. (1985) “The Trolley Problem” Yale Law Journal, 94, p.1395-1415.
[12] Unger, P. (1996) Living High and Letting Die, Our Illusion of Innocence, Oxford University Press.
[13] Rawls, J. (1951) "Outline of a Decision Procedure for Ethics.” Philosophical Review (No.2), 60 (2): 177-197.
[14] Mikhail, J. (2007) "Universal Moral Grammar: Theory, Evidence, and the Future," Trends in Cognitive Sciences, Vol. 11, No. 4, pp. 143-152
[15] Pinker, S. (2002) The Blank Slate: The modern denial of human nature, Penguin.
[16] Voir par exemple : Quine (1953,2003) “De ce qui est” in D’un point de vue logique, Vrin.
[17] Pour une synthèse sur le sujet : Melher, J. & Dupoux, E. (1996) Naître humain, Odile Jacob
[18] Voir sur cette dernière question : Bratman, M. E. (1987) Intentions, Plans and Practical Reasons, Harvard University Press.
[19] Pour une synthèse : Cova, F. (2008) “La morale au-delà du devoir : le cas de la surérogation”, Le Philosophoire N°30
[20] Kahn, P. H. (1992) “Children’s Obligatory and Discretionary Moral Judgments”, Child Development, Vol.63, No.2, p.416-430.