J’ai assisté ce matin à une conférence prononcée par un médecin et professeur de médecine de l’Université Lyon 1 Claude Bernard consacrée aux fameuses expériences de psychologie sociale de Stanley Milgram.
Voici une présentation de la célèbre expérience de Milgram, suivie d'une discussion des thèses de ce professeur.
I) Présentation de l’expérience :
L’origine du problème :
Stanley Milgram constate que pour expliquer le taux de mortalité dans nos sociétés, un nombre restreint d’individus suffit. Mais pour expliquer des exterminations massives de populations entières, il faut non seulement très grand nombre d’individus, mais des infrastructures importantes.
Le problème est le suivant : comment expliquer les exterminations massives ? Tous les individus sont-ils susceptibles de commettre des actes barbares dans certaines situations (thèse de la banalité du mal) ? Ou doit-on considérer que ce type d’acte est réservé à une poignée d’hommes souffrant de problèmes psychiatriques importants les « disposant » à commettre des crimes ?
Le protocole expérimental :
*Le but :
Le but de l’expérience est de tester la réaction des individus face à un environnement dans lequel l’autorité est importante, c’est-à-dire la capacité des individus à obéir. Naturellement, comme dans la plupart des expériences de psychologie, l’individu ignore totalement le but de l’expérience.
*La situation :
On met des annonces dans la presse locale qui proposent de participer à des expériences de psychologie. Les individus qui souhaitent participer sont invités à l’Université de Yale. Dans une salle d’attente, l’un de ces individus fait la rencontre d’une autre personne qui se présente comme étant aussi venue pour l’expérience.
Après quelques minutes d’attente, un homme, en blouse blanche, les introduit dans une salle d’expérimentation. Ce dernier leur explique que le but de l’expérience est de tester le rôle mal connu de la punition dans les processus d’apprentissage. Ensuite, il leur expose le déroulement du test, tout en leur expliquant la fonction du matériel technique.
Le test est simple. L’un sera un moniteur et l’autre sera l’élève. L’expérimentateur se contente d’un rôle d’observation. Le moniteur lit une série d’expressions facile à mémoriser composée par un substantif et un adjectif (ciel bleu). Après avoir entendu cette série, l’élève doit, quand on lui lit une partie de l’expression, retrouve la partie manquante. Si l’élève répond correctement, il n’est pas puni ; s’il répond incorrectement, il est puni. La punition sera un choc électrique.
L’expérience a lieu dans deux pièces séparées. Dans la version de base de l’expérience, les deux pièces ne sont reliées que par un haut-parleur et un microphone. Dans une pièce se trouve un siège, avec des sangles, sur laquelle sera l’élève. Dans l’autre pièce se trouve un tableau électronique avec des manettes (30 au total). À chaque manette correspond un voltage, de 15 V à 450 V, de 15 en 15.
La règle est la suivante : si l’élève répond correctement, il ne subit pas de choc ; s’il répond incorrectement, il reçoit un choc électrique plus important que le dernier reçu.
Après cette exposition, un choc de 45 volts est administré aux deux personnes. Ensuite, on tire au sort l’élève et le moniteur. Ils prennent place et l’expérience commence.
Les règles protocolaires :
-La personne qui subit l’expérience ignore le but réel de l’expérience.
-La personne qui sera l’élève est un comédien.
-Il n’y a pas de chocs électriques. Les expressions de la douleur ont été standardisées auparavant et sont crédibles.
-Le tirage au sort est biaisé.
-Si la personne refuse de continuer, l’expérimentateur a 4 réponses à lui opposer :
1. Please continue.
2. The experiment requires that you continue.
3. It is absolutely essential that you continue.
4. You have no other choice, you must go on.
-L’expérience cesse si la personne refuse un 5ème fois. Sinon, elle continue jusqu’à ce que le moniteur administre trois fois le plus haut voltage : 450 volts.
Les résultats :
-Expérience de base (testée sur 40 personnes) :
moy choc maxi (avant d’arrêter) : 375 V
taux d’obéissance (ceux qui sont allés jusqu’au bout de l’expérience : 63%
-Variante qui joue sur la proximité sonore avec la victime (le moniteur connaît seulement la réponse, mais n’entend ni ne voit l’élève) :
choc maxi moyen : 405 volts.
taux d’obéissance : 65%
-Variante avec proximité visuelle :
Moy choc maxi : 315 volts
taux d’obéissance : 40%
-Variante avec le contact (le moniteur doit maintenir le bras dans la sangle) :
Moy choc maxi : 270 volts
taux d’obéissance : 30%
Variante sur le sexe : (monitrice, avec un homme pour comédien, expérience de base) :
Moy choc maxi : 375%
taux d’obéissance : 65%
-Variante « deux compagnons se rebellent ». 3 personnes sont devant les manettes : une décrit l’exercice, une indique quelle est la réponse de l’élève, une autre enfin (le sujet testé) appuie sur les manettes. La première se révolte à 150 volts, la seconde à 210 volts.
moy choc maxi : 240 V
taux d’obéissance : 10%
-Variante « un pair administre les chocs ». Une personne (le sujet testé) indique la réponse, l’autre appuie (sans révolte) :
choc maxi : 405%
taux d’obéissance : 93%
Milgram, Stanley (1963). "Behavioral Study of Obedience". Journal of Abnormal and Social Psychology 67: 371–378. (Le texte est en accès libre sur Wikipedia).
Milgram, Stanley. (1974), Obedience to Authority; An Experimental View. Harpercollins.
II) L’interprétation éthique :
Cette expérience soulève beaucoup de problèmes éthiques très importants. Il n’est pas question de discuter tous ces problèmes. Je veux me concentrer sur une interprétation d’éthique appliquée qui fut celle de ce professeur.
Quelle(s) conclusion(s) une personne ayant une activité médicale doit-elle tirer de ces expériences ? Par exemple, comment un membre du personnel infirmier doit-il réagir face à l’autorité de ses supérieurs quand il lui propose de faire des actes qui peuvent provoquer des souffrances à autrui ?
Ce professeur a soutenu devant l’auditoire que le seul moyen de trouver la bonne solution était 1) d’avoir des valeurs morales très claires ; 2) de délibérer (évaluer les possibilités, prendre du temps pour réfléchir) ; 3) d’être responsable ; 4) de repenser aux expériences passées afin d’être capable de s’améliorer.
Pour le dire autrement, il pense court-circuiter l’effet des habitudes en donnant une grande importance aux croyances (valeurs) et à l’activité rationnelle.
III) Mes objections :
Je me suis opposé à son analyse de l’expérience de Milgram et aux conclusions éthiques qu’il tirait de cette analyse. Voici pourquoi.
1) Sa présentation de l’expérience n’était pas conforme au travail de Milgram. On le remarque très bien à partir des conclusions qu’il tire des expériences. Ce qui manifeste dans l’effet de l’habitude, ce sont, d’après lui, des « préjugés ». Le seul moyen de lutter contre les « préjugés », toujours d’après lui, c’est de rendre la conscience « plus dynamique » (son expression).
Or l’expérience de Milgram ne vise pas à tester les croyances, mais les réponses d’un individu face à une stimulation à caractère autoritaire. C’est une expérience béhavioriste qui ne considère que le comportement. À aucun moment, la question des croyances n’est prise en compte par Milgram. De ce point de vue, il est possible que les personnes testées aient eu des valeurs très claires auxquelles elles croyaient fortement.
Remarquez que la place des croyances n’intervient que dans une seule expérience : la variante « les deux compagnons se rebellent ». Dans cette expérience, le circuit fermé « stimulus de l’environnement-réponse du sujet » est parasité par un comportement qui manifeste une désapprobation. Les résultats (les plus faibles de toutes les variantes) montre d’ailleurs que l’individu a en quelque sorte pu sortir de ce circuit fermé, peut-être réfléchi un peu, peut-être pris conscience qu’il était entrain de torturer une personne pour une raison absurde.
En définitive, la croyance des individus testés est négligeable dans le cadre de l’expérience de Milgram. Mais la confusion ayant eu lieu, les conclusions éthiques que ce professeur tirent ne peuvent être qu’inappropriées.
2) La conclusion éthique qu’il tire de cette expérience a déjà été énoncée : il faut trouver le moyen de rendre les individus plus conscients de leur activité et plus sensible à la douleur d’autrui.
Pourquoi cette réponse n’est-elle pas la bonne ? Cette réponse ne vise qu’à modifier les croyances des individus, elle ne vise pas à modifier le comportement. Or, ce qui importe dans l’expérience de Milgram, c’est le comportement des individus. Face à une stimulation à caractère autoritaire, les croyances ont un pouvoir très faible. Seule une « formation » qui viserait à modifier le comportement pourrait changer la réponse d’un individu face à un stimulus à caractère autoritaire.
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