Saturday, 7 February 2009

Philosophie du Vivant: Françoise Dastur

J'ai assisté à une conférence de Françoise Dastur (Université de Nice Sophia Antipolis), "Art médical et philosophie", samedi 24 janvier 2009, dans le cadre du colloque "Herméneutique et médecine", à l'Université Lyon 3 Jean Moulin. Voici mes impressions.



Introduction

La santé est une entité assez difficile à définir. Si l'on analyse la définition formulée par l'OMS, on voit qu'elle comporte des aspects sociaux, physiques, psychologiques... L'une des raisons de cette difficulté réside dans le fait que la santé combine des éléments observables (anatomiquement ou quantifiables) et des éléments plus difficilement observables.

Pour certains, la santé est définitivement un objet qui peut être quantifié. Mais pour d'autres, notamment F. Dastur, c'est un danger de se contenter d'une approche purement naturaliste. Elle adopte une position assez radicalement antinaturaliste et tire les conséquences de cette approche du point de vue des pratiques thérapeutiques. C'est dans les écrits de Gadamer(1) qu'elle trouve les arguments nécessaires pour appuyer sa position.


La définition de la santé: Gadamer

Gadamer a posé la question de la définition de la santé dans un volume rassemblant des conférences adressées à des professionnels de la santé. Le titre en allemand de son recueil de textes dédiés à la philosophie du vivant défini de manière explicite la thèse de Gadamer: Du Lieu caché de la santé(2). Pour Gadamer, la santé est mystérieuse. Ce caractère découle du fait qu'elle se vit comme un oubli. On dit souvent que la santé est un «bien instrumental». On veut dire qu'elle nous permet de faire autre chose. Et les activités rendues possibles par la santé, nos pensées tournées vers ces activités, nous détournent de la conscience de la bonne santé. Un individu en bonne santé ne se sent pas en bonne santé, il n'éprouve pas la bonne santé. Cette expérience est cachée par l'expérience des autres biens que la santé a rendus possibles.

Mais on ne peut pas se contenter de la manière dont le sujet éprouve la santé pour définir la santé. Pour déterminer le contenu de la santé, Gadamer fait référence à la conception grecque, et plus particulièrement, à la pensée d'Héraclite (notamment le fragment 51 DK(3)): selon le Milésien, la santé est un état d'équilibre entre différentes forces opposées, un état d'harmonie dans lequel est annulé le poids des contraires. Toutefois, remarque F. Dastur, le fragment le plus approprié pour rendre compte de la thèse de Gadamer est le fragment 54 DK(4), car, dans ce dernier, Héraclite indique que l'équilibre est caché.

À la différence de la santé, la maladie est explicite, évidente, obvie. Puisque la maladie se donne à voir, elle peut être décrite et mesurée. Mais que signifie «mesurer» ? Gadamer s'appuie sur la fameuse distinction platonicienne(5) entre la mesure comme application d'un étalon hétérogène aux mesurés («metron») et la mesure comme juste mesure générée par la chose même («metrion»). Selon lui, la médecine ne peut pas se contenter de faire des mesures hétérogènes. Elle doit utiliser la règle interne du corps.

Comment identifier cette règle ? Gadamer coupe court à toute discussion et décrit d'emblée la nature de la règle, en se référant encore une fois à Platon : la règle interne est du corps est la relation du corps au tout(6). On ne peut pas comprendre le corps, sa santé et ses pathologies, sans insérer le corps dans son contexte social et naturel. Il défend donc une conception globale de la santé et de la maladie.

Le but de Gadamer (mais aussi celui de F. Dastur) est clair : il veut montrer que la définition biologique de la santé et de la maladie est insuffisante, en soulignant la dimension existentielle de la maladie et en insistant sur l'importance du contexte. Le problème est que cette conception est insatisfaisante : de nombreux phénomènes pathologiques n'impliquent pas de perturbations existentielles(7) et sont localisés(8).


Le statut de la médecine: technique, science, science pratique?

Pourquoi Gadamer (et implicitement F. Dastur) veut-il atténuer, voire nier l'importance de la définition biologique de la maladie et de la santé ?

En fait, le statut de la médecine est en jeu. La médecine est une activité assez difficile à définir. Elle n'est pas une science, car elle a un but hétérogène à son activité : elle doit guérir, soigner. Elle n'est pas une technique, car une technique produit quelque chose (le menuisier produit des meubles, par exemple). Le résultat de la médecine, la santé ou la guérison, n'est pas une chose, un objet. Et, parfois, il est difficile de faire la part entre le résultat de l'activité du médecin dans l'ensemble des processus de guérison. Il semblerait donc que la médecine favorise la guérison plus qu'elle ne guérit.

C'est pourquoi Gadamer propose de qualifier la médecine de «science pratique». Comme l'homme d'action, le médecin doit être prudent, doit prendre en compte le contexte, doit prendre des décisions qui comportent des risques... Comme la praxis, la médecine n'est ni une science ni une technique.

Selon Gadamer, la médecine moderne, c'est-à-dire la médecine qui est fondée par la biologie, remet en question la dimension pratique de la médecine. En effet, la biologie est une science, dans laquelle la nature est objectivée, quantifiée, et structurée par des lois mathématisées. Or, si les objets de la médecine sont exclusivement définis par les lois de la biologie, les actes médicaux sont aussi des applications d'un savoir théorique, celui de la biologie. Et si la médecine applique le savoir de la biologie, elle n'est plus une science pratique, mais une technique. Il est alors nécessaire et suffisant que le médecin soit un technicien. La prudence devient inutile.

La conséquence de la technicisation de la médecine est l'annihilation de la dimension humaine de la relation entre le malade et le médecin. En effet, si on considère que la maladie est une altération locale, il n'est plus nécessaire que le médecin s'adresse à l'homme. La maladie et l'homme sont dissociés par la médecine moderne. Puisque le médecin ne se concentre que sur le phénomène pathologique, il néglige l'expérience du malade, lequel se présente face au médecin avec un problème existentiel qui altère sa personne tout entière. Si le but du médecin est le rétablissement de la santé, et si la santé est un état d'équilibre global, alors le médecin doit prendre en compte l'aspect pathologique et l'aspect phénoménologique. Cela signifie qu'il ne devrait pas se contenter de traiter localement le mal. Il devrait prendre en compte l'expérience du malade et tenter de rééquilibrer l'individu dans son contexte social et naturel.


Les problèmes de l'anti-naturalisme:

L'exposé de F. Dastur semble assez convaincant au premier abord, mais il est difficile de ne pas interroger certains aspects traités.

Les premières questions qui viennent à l'esprit concernent la valeur de la critique de la « biologisation » de la médecine. F. Dastur et Gadamer sont assez réticents face à une approche naturaliste ou biologique dans la pratique médicale. Ils tentent de montrer que, si la médecine s'appuie entièrement sur la biologie, elle perd son statut de « science pratique ».

L'argument est-il valide? La forme de l'argument est celle d'un modus ponens(9). Pour que l'argument soit complet, il est nécessaire que la prémisse mineure soit posée. La difficulté réside précisément dans le fait qu'on ne discerne pas du tout dans l'argumentation de F. Dastur des preuves qui permettent d'affirmer que la médecine s'appuie aujourd'hui seulement sur la biologie (ou même des preuves indiquant que cette situation ait existé dans le passé). Elle reste sur ce point, c'est-à-dire sur la description concrète de la situation de la médecine, très vague. Par conséquent, l'argument n'est pas valide.

La même question doit être posée à propos du second but de F. Dastur. F. Elle prétendait, grâce à Gadamer, défendre l'approche globale (le soin) face à l'approche localisée (la guérison). L'argument se présente encore une fois sous la forme d'un modus ponens: si on n'adopte pas une approche globale de la santé et de la maladie, alors on ne peut pas comprendre la santé et la maladie ; puisque la médecine actuelle fondée sur la biologie adopte une approche localisée, alors elle ne comprend pas la santé et la maladie. Là encore, F. Dastur reste très vague sur le fondement biologique de la médecine. D'une part, on ne sait pas si la médecine actuelle adopte uniquement une approche localisée, ni comment elle parvient à le démontrer. D'autre part, on ne sait pas vraiment ce qu'elle entend par la formule : «la médecine actuelle est fondée par la biologie».

La conférence de F. Dastur présente d'autres difficultés formelles, mais nous préférons maintenant nous demander si les thèses soutenues peuvent être admises. La thèse la plus importante est en fait la définition de la santé et de la maladie, c'est-à-dire l'identification du vécu comme un critère permettant de distinguer la maladie et la santé. L'absence d'expérience de la santé est identifiée comme la santé ; l'altération du vécu est la maladie. Il est clair qu'on ne saurait accepter la définition de la maladie en termes de souffrance. Comme l'a bien montré Christopher Boorse(10), toutes les perturbations de l'expérience d'un individu ne sont pas des maladies et toutes les souffrances (par opposition au douleurs, qui sont purement physiques) ne sont pas des maladies(11). L'argument de Boorse permet aussi de s'opposer à l'identification de la santé à un type de vécu, car l'absence de vécu peut aussi caractériser certains états pathologiques(12).

Comment faire la différence entre ces moments où l'individu n'éprouve pas la maladie et les moments de santé ? On pourra répondre que l'absence d'expérience de la maladie est un vécu de second-ordre: c'est l'absence d'intuition de la perturbation du vécu. En réponse, on dira que, bien que F. Dastur et Gadamer restent ambigus sur ce point, il semble que le vécu de la santé soit aussi un vécu de second-ordre. La santé, ce n'est pas l'absence d'expérience (ou alors la santé est équivalente à la mort, ce qui est absurde), mais l'absence d'intuition du vécu de la santé. On voit alors que la maladie latente et la santé sont toutes les deux des absences d'intuition du second-ordre. Par conséquent, on ne peut pas tenir le vécu comme un critère discriminatoire, puisque des vécus semblables peuvent être partagés à la fois par la santé et par la maladie.

On doit mesurer les implications de cette difficulté. F. Dastur, avec Gadamer, proposait une modification de la pratique de la médecine, qui reposait sur la distinction exposée précédemment entre la maladie et la santé: elle ne doit pas se contenter de guérir des problèmes locaux, elle doit surtout soigner, c'est-à-dire faire disparaître un certain déséquilibre existentiel. Cette médecine présupposait que la séparation entre l'ordre du vécu et l'ordre du physique soit claire. Mais quelle peut être la légitimité d'une médecine dualiste quand la séparation entre les deux ordres n'est pas évidente (pour ne pas dire «fausse»)? Aucune.


Conclusion

La conférence de F. Dastur part d'une bonne intention : rendre la médecine plus «humaine». Mais elle se heurte à des difficultés importantes. L'une des raisons de cet échec est sans doute lié au désir d'accorder à la philosophie un pouvoir qu'elle n'a pas. Car, si F. Dastur et Gadamer veulent écarter la biologie comme fondement, c'est pour mieux laisser la place à la philosophie(13). Celle-là, selon eux, aurait le pouvoir de rétablir l'équilibre existentiel dont les hommes ont besoin. La philosophie serait le soin médical par excellence. Mais cette prétention ne peut que laisser perplexe un esprit attentif: comment une discipline qui est en champ de bataille, dans laquelle aucun consensus n'a jamais été atteint, dans laquelle les propositions les plus fantaisistes ont été énoncées, pourrait-elle être le «pharmakon» par excellence?



Pour une introduction à la philosophie de la santé, voir l'article "Concepts of Disease and Health" (Stanford Encyclopedia of Philosophy).




Notes:

(1)Gadamer, Philosophie de la santé, Paris, Grasset, 1998.
(2) Gadamer, Über die Verborgenheit der Gesundheit, Suhrkamp, Frankfurt, 1993.
(3) « Ils ne comprennent pas comment ce qui s'oppose à soi-même s'accorde avec soi : ajustement par actions de sens contraire, comme de l'arc et de la lyre. » Héraclite, Fragments, ed M. Conche, Épiméthée, PUF, Paris, 1986, frag. 125, p. 425-429.
(4) « L'harmonie non apparente est plus forte que l'harmonie apparente. » Héraclite, Fragments, ed M. Conche, Épiméthé, PUF, Paris, 1986, frag. 126 (trad. modifiée par nous), pp. 430-432.
(5) Cette distinction revient à plusieurs reprises. On la trouve notamment dans le Philèbe, 66a6-8.
(6)« Socrate : L'art oratoire et la médecine sont la même chose.
Phèdre : Que veux-tu dire ?
Socrate : Dans les deux arts, il faut se faire une idée claire de la nature ; la nature du corps dans un cas, la nature de l'âme dans l'autre, si au lieu de la routine et de l'usage, tu veux être méthodique pour rendre au corps la force et la santé par les remèdes et la nourriture, et faire naître dans l'âme les convictions qu'on voudra et la vertu, par des discours et des règles de conduite.
Phèdre : Tu as probablement raison, Socrate.
Socrate : Penses-tu qu'il est possible de comprendre la nature de l'âme de manière satisfaisante sans la connaissance du tout ?
Phèdre : Si on en croit Hippocrate, l'Asclépiade, il est impossible de comprendre le corps sans agir de la sorte.»
Platon, Phèdre, 270b1-sq.
(7) Les caries dentaires, par exemple, sont des phénomènes pathologiques universels. La douleur, qui vient interrompre le « silence des organes », ne se manifeste qu'au moment où la pulpe est attaquée. Et cependant une carie est diagnostiquée dès l'attaque de l'émail.
(8) A-t-on besoin d'une connaissance du contexte pour comprendre, par exemple, un événement pathogène comme l'inflammation de l'appendice iléo-caecal? Il me semble au contraire qu'il s'agit bien dans ce cas d'une altération localisée.
(9) Si A alors B ; or A ; donc B.
(10) Boorse (Christopher), «Health as a Theoretical Concept», Philosophy of Science, Vol. 44, No. 4. (Dec., 1977), pp. 542-573. Notamment page 547.
(11) L'exemple le plus évident étant certainement la femme parturiente. Sa souffrance ne rend pas l'accouchement "pathologique".
(12) Boorse: «Even within medical practice, routine physicals can disclose asymptomatic disease of many kinds-tuberculosis, diabetes, liver cirrhosis, breast cancer, various forms of heart disease, syphilis, and so on through a long list. As textbooks of medicine constantly mention, a complete absence of "subjective distress" is compatible with severe internal lesions», art. cit., p 547.
(13) F. Dastur s'appuyait sur les rencontres entre Heidegger et des psychiatres (1959-1969) et comparait Heidegger à Socrate : ce n'est pas l’homme qui transmet une doctrine, mais celui qui fait accoucher les esprits, les « ouvre à la philosophie.


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16 comments:

Anonymous said...

Cher Mikolka,
vous ne serez pas étonné que je ne partage pas votre jugement... On peut tout à fait prétendre être soi-même "un esprit attentif" et contester le portrait que vous faites de la philosophie comme champ de bataille où aucun consensus n'a jamais été atteint. Pour moi, il y a une base consensuelle, ou qui au moins devrait l'être (et cela suffit à la décrire), dont les enseignements peuvent effectivement conduire à faire évoluer les pratiques médicales. Si vous pensez que la philosophie n'a pas d'effet, peut-on vous demander pourquoi vous en lisez, pourquoi manifestement vous vivez en tâchant d'en respecter les normes?

Mikolka said...

Cher Clément,

C'est un plaisir de vous lire ici!

Votre commentaire me rappelle un billet de Philotropes. Mais les situations sont inversées. Vous disiez que la philosophie était une activité individualiste, qui ne conduisait à aucun consensus et ne le cherchait pas. Vous vous étonniez de l'importance du travail collectif en Philosophie analytique. Et je défendais l'idée selon laquelle on était arrivé à un certain consensus sur certains problèmes (au moins).

C'est l'idée que je soutiendrais encore aujourd'hui. Je retire donc ce que j'ai écris à propos de l'absence de consensus.

L'absence d'effets de la philosophie, c'est une autre question. L'effet de la philosophie en médecine n'est rien moins que le bonheur. En modifiant le vécu des individus, en rendant meilleures les relations de l'homme à lui-même et au monde, la médecine, grâce à la philosophie, rendrait l'homme heureux. C'est pour moi une utopie et une illusion.

Je ne pense pas que la philosophie puisse changer l'homme. Je dirais même qu'on n'a pas besoin de la philosophie pour changer l'homme et pour le rendre heureux.

Les raisons qui peuvent conduire un homme à la philosophie sont nombreuses. On n'a pas besoin d'avoir envie de changer le monde ou de se changer soi-même pour se faire philosophe. Il se suffit de se demander comment la connaissance est possible, pourquoi nous suivons des "normes"...

Je ne comprends pas très bien comment vous pouvez dire que je vis en respectant les normes philosophiques et ce que vous voulez dire par là. Pourriez-vous m'éclairer?

Mikolka said...

Par "situations", je voulais dire "rôles"...

Anonymous said...

Je ne sais plus ce que nous avions dit sur Philotropes. Je ne pense pas avoir utilisé l'expression d'"activité individualiste", dans laquelle je ne me suis jamais reconnu. La base consensuelle est pour moi très importante, même s'il se trouve qu'on n'en parle pas beaucoup, pas assez (sans doute parce qu'elle est ou devrait être consensuelle parmi les philosophes, mais ce n'est pas une raison). Ce que j'entends par cette base consensuelle, c'est : vertueux sur le plan pratique, sincère, ouvert à la remise en question, clair, soucieux d'argumenter, etc. sur le plan théorique. Je ne dis pas que toutes les personnes étiquettées "philosophes" respectent effectivement de telles normes, mais qu'elles le devraient. Et que tout le monde devrait par ailleurs s'y plier. Je crois que sinon tous les philosophes, du moins tous les sages du monde partagent une telle vérité. Comprendre cela et s'y plier, cela change la vie, ou alors rien ne peut vraiment la changer.

Que d'autres choses que la philosophie puissent changer l'homme, certes, tout le prouve. Mais souvent, ces changements se font au détriment de la liberté individuelle.

Il me semble que si vous analysez les raisons qui vous poussent à vous interroger sur le savoir, sur les normes, etc. il y a des désirs irréductibles de vous changer vous-même et de changer le monde. Si vous jugez que les normes: "telle pratique= bien", "telle autre pratique=mal" ne sont pas valables seulement pour vous, alors vous agissez en fonction de tels désirs.

Pour être cohérent avec ce que j'avais pu dire sur Philotropes, il faudrait ajouter qu'au-delà de cette base consensuelle, il y a une place pour une pratique non nécessairement thétique, non nécessairement communautaire (mais pas pour autant individualiste), que je comparerais volontiers à une campagne de sensibilisation (et dont la finalité doit être notamment d'établir le contact avec des personnes qui ne font pas encore partie du cénacle, de les convertir si vous voulez à un tel mode de vie).

Sur la médecine enfin, je crois que la philosophie a déjà eu et continue d'avoir une influence considérable. Comparez l'état de la médecine actuelle avec celui du temps de Molière... Si progrès il y a eu, c'est notamment grâce à la pensée scientifique et critique en général, qui au XVIIIe ne se distinguait pas encore vraiment de la philosophie.

Aujourd'hui, voyez l'importance des comités d'éthique, la place du concept stoïcien/kantien de "dignité humaine" dans la justification de toutes les décisions médicales importantes, etc.

Les étudiants de médecine d'aujourd'hui reçoivent une formation en éthique alors que, sauf erreur, ce n'était pas le cas dans les années 1960. C'est un progrès mais on peut encore faire beaucoup mieux sans doute. En faisant réfléchir les médecins sur la mortalité par exemple. J'imagine que c'est ce qu'avait principalement en vue Françoise Dastur.

Mikolka said...

Cher Clément,

Votre base consensuelle n'est pas philosophique au sens fort du terme. C'est un ensemble de maximes qui concernent la vie en général. Peut-on dire qu'on ne fait pas de philosophie si on ne respecte pas ces maximes? Il me semble qu'on peut répondre négativement. Vous en avez d'ailleurs conscience puisque vous écrivez que tous les sages respectent ces maximes et écrivez seulement que les philosophes devraient respecter ces maximes. On peut sage et n'avoir jamais fait de philosophie dans sa vie.

Je ne me sens vraiment pas l'âme d'un évangélisateur philosophique! Je suis même persuadé qu'on peut être heureux sans faire de philosophie. Vouloir "convertir" les individus à la philosophie pour les rendre heureux, c'est pour moi une absurdité.

N'allez pas trop vite. Berkeley était ET médecin ET philosophe; Locke était ET philosophe ET médecin (lorsqu'il a aidé Sydenham). Ce n'est pas parce qu'ils étaient philosophes qu'ils ont aidé la médecine, mais parce qu'ils furent de bons médecins.

Vous dites que la philosophie et notamment l'éthique est importante pour la médecine.
1) Je ne parle pas de l'éthique, mais de philosophie de la médecine au sens théorique.
2) L'éthique peut être un frein à la médecine. Lorsque Pasteur fait ses expériences sur des hommes pour tester son vaccin, il va au-delà de l'éthique. Pasteur a fait 13 inoculations au jeune Joseph Meister pour tester son vaccin contre la rage. La 13ème, l'injection de contrôle, était d'une virulence telle que si le sujet n'était pas vacciné, alors il succomberait au virus. Le petit Joseph a échappé à la mort par la morsure du chien et par le vaccin. Pasteur a donc conclu à l'efficacité de son vaccin. Mais cette 13ème inoculation a été faite dans le secret et contre tous les principes éthiques. Mais sans elle, le vaccin contre la rage aurait été mis au point beaucoup plus tardivement.
3) Les étudiants en médecine ne reçoivent pas de formation en éthique durant leurs études. Ils ont la possibilité d'en suivre en option ou de faire un Master d'éthique.
4) Le fait qu'on parle de pseudo-notions philosophiques en médecine ne veut pas dire que l'éthique a changé la médecine. Et le fait qu'il existe des comités d'éthique ne veut pas dire que le contrôle exercé sur les activités des professionnels de la santé produit une médecine "éthique".
Je ne veux pas faire de ce blog un étalage d'anecdotes personnelles. Mais si vous avez lu mon billet d'humeur intitulé: Mauvaise expérience dans une maternité, rédigé en mai ou en juin, alors vous comprendrez que les professionnels de la santé ont parfois du mal à se comporter comme des "sages", en dépit du fait que des comités éthiques existent et contrôlent leurs faits et gestes. Et je ne crois pas que la philosophie puisse avoir sur ce point beaucoup d'effets.

Amicalement

Anonymous said...

Je n'ai pas assez de temps pour vous répondre comme je le voudrais, mais il me semble qu'il y a des épreuves "d'éthique" à l'examen de première année en médecine, à vérifier.

Quand vous dites que vous parlez de philosophie de la médecine, alors je ne vois plus le rapport avec la conférence de Françoise Dastur.

Quelqu'un qui ne respecte pas ces maximes peut bien être philosophe au sens universitaire du terme, mais ce n'est pas ce que j'appellerais le sens "fort".

J'avais lu à l'époque le récit de votre calvaire à la maternité. Si j'ai la faiblesse de croire que la philosophie peut contribuer à empêcher ce genre de comportement, c'est surtout parce que je ne vois pas d'autre solution. Mon truc, c'est la discussion édifiante. Mais j'ai des doutes, je vous rassure!

Quant à vous, peut-on savoir ce qui vous a fait passer un jour du statut d'étudiant de Bertrand Marchal (que j'imagine porté à la contemplation de l'Idée) à celui de disciple de Wittgenstein (tendance sceptique) ? (Je me réfère aux informations que vous donnez sur le site Google). Est-ce la lecture qui vous a "converti"?

Mikolka said...

1) Lorsque je parle de la philosophie de la médecine (les 4 sous-sections) j'essaie de vous montrer que la philosophie (l'éthique) ne va pas nécessairement de pair avec le progrès de la médecine. Cela n'a effectivement pas un rapport évident avec la philosophie théorique de la médecine (qui est traitée par F. Dastur). J'ai le sentiment que la philosophie théorique peut aussi dans certains cas être non compatible avec le progrès de la médecine. Mais je n'ai pas d'exemple à l'esprit. À suivre...

2) Lorsque j'ai commencé à fréquenter B. Marchal, ma transition vers la philosophie avait déjà eu lieu. Contrairement à ce que vous avez l'air de croire, B. Marchal est aussi un grand sceptique. Mais c'est aussi un homme d'une rigueur et d'une honnêteté incomparable. Pour contrer le scepticisme (scepticisme accentué si on prend en compte les oeuvres qui sont sa spécialité), il met en oeuvre tous les moyens possibles. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai suivi assez longuemment ses cours. C'était la première fois que je voyais un individu se pencher avec lucidité sur des textes aussi hermétiques. Non, il n'est pas comme ces pseudo-littéraires et pseudo-philosophes qui commentent Mallarmé ou Nerval en se complaisant dans l'obscurité, la confusion, le vague et la bêtise.

Ce qui m'a conduit à embrasser la philosophie, c'est la logique (philosophique, puis mathématique).

Il y avait pour moi une rupture entre les études de Lettres (un ramassis de non-sens, d'approximations et de complaisance dans la décadence et la préciosité) et la philosophie. Mais il n'y avait pas de rupture entre ce que j'aimais dans la littérature et ce que j'aimais dans la philosophie.

Mon pessimisme est plus tardif... J'y suis venu tout seul, comme un grand. La lecture de Bouveresse (ses écrits sur la Posmodernité) ont accentué cette tendance.

Et vous? Qu'est-ce qu'un philosophe va chercher chez Hölderlin?

Anonymous said...

Il faudrait du temps pour vous répondre correctement, mais voyez mon commentaire à votre premier billet sur Montaigne, et ce serait une réponse à votre question. Ce que je trouve chez Hölderlin: comme dit Montaigne "cette grande image de nostre mere nature, en son entiere majesté".

Je blaguais un peu en parlant d'édification hier... Au fond il y a un vrai problème. A quoi bon tout cela, si on ne prêche jamais que des convertis? Dans certaines circonstances exceptionnelles, des regards et des actions peuvent être améliorés, et cela suffit. Mais c'est à développer. J'organise avec mon directeur de thèse une journée consacrée à Hölderlin le 28 mars à Clermont-Ferrand. Vous y êtes le bienvenu! Françoise Dastur interviendra d'ailleurs.

Mikolka said...

Merci pour l'invitation! Mais je ne sais pas si je pourrais l'honorer.

Montaigne n'a pas brandi le drapeau de l'égocentrisme tous les jours de la semaine, quelles que soient les circonstances. Le billet sur Montaigne est divisé en 2 billets. Le second est une critique assez sévère du désir de mettre du "moi" partout et au fondement de tout.

Une précision tout de même sur la nature. Montaigne ne pense pas qu'on puisse connaître la nature dans sa totalité. Nous ne pouvons que produire des connaissances relatives à nos moyens de connaissances. Quand il convoque l'exemple de Socrate, il veut montrer qu'il suffit d'avoir conscience du fait que la connaissance du monde n'est pas nécessairement la connaissance du monde sub specie aeternis.

Anonymous said...

Formulée comme ça, la thèse me semble un peu déformée.

Montaigne ne dit-il pas juste après: "Ce grand monde, (...) c'est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais" ?

Anonymous said...

Pardon, il faudrait développer, mais je n'ai pas le temps dans l'immédiat. Je ne pense pas que ce que nous disons soit contradictoire.

Anonymous said...

Je vous cite : "on ne discerne pas du tout dans l'argumentation de F. Dastur des preuves qui permettent d'affirmer que la médecine s'appuie aujourd'hui seulement sur la biologie (ou même des preuves indiquant que cette situation ait existé dans le passé). Elle reste sur ce point, c'est-à-dire sur la description concrète de la situation de la médecine, très vague. Par conséquent, l'argument n'est pas valide".

Il y a un malentendu sur la méthode, non? Je ne crois pas que le propos de F. Dastur soit fondé sur un raisonnement modus ponens dont il faudrait établir la validité des prémisses. Est-ce vraiment le bon angle d'attaque? Croyez-vous que tous les discours portant sur telle ou telle pratique humaine doivent être fondés sur des propositions universelles sans aucune exception et que leur validité dépend d'abord de l'établissement d'une telle universalité.

Plus loin: "Cette médecine présupposait que la séparation entre l'ordre du vécu et l'ordre du physique soit claire. Mais quelle peut être la légitimité d'une médecine dualiste quand la séparation entre les deux ordres n'est pas évidente (pour ne pas dire «fausse»)?"
Je dirais plutôt interaction que séparation. La médecine qui sépare trop les plans est la médecine décriée par F. Dastur, non? Donc vous êtes d'accord avec elle pour dire qu'il n'y a pas de séparation entre le corps et l'esprit.

Pour Montaigne, à mon sens ce qu'il veut dire dans le passage que je citais, c'est qu'il faut voir plus loin que le bout de son nez (c'est texto dans le passage), en relativisant les évidences qui dépendent de notre perspective individuelle ou communautaire trop limitée. Mais il fait au passage un bel éloge de la nature et du monde comme on en trouve aussi sous la plume des Stoïciens. Est-il si radicalement sceptique que vous le présentez en disant que nous ne pourrions connaître que nos propres moyens de connaissance? Je ne vois pas ce qui permet de l'affirmer.

Mikolka said...

1) Sur la méthode de F. Dastur.

J'ai essayé d'être le plus charitable possible en essayant de reconstituer une argumentation dans les propos de F. Dastur. Car l'exposé en lui-même ne correspondait ni à une phénoménologie husserlienne, ni à une déconstruction, ni à une herméneutique, ni à une argumentation stricte, ni à quoi que ce soit qu'on puisse rapprocher d'une méthode.
Il m'a semblé que c'était l'option la plus charitable parce qu'elle essayait d'aboutir à des thèses et parce qu'il semble y avoir des esquisses d'argument dans son exposé.
Il est possible que j'ai commis une erreur. Ce n'est pas exclu.



2) Dualisme et monisme:

Il y a séparation entre l'esprit et le corps chez F. Dastur, puisque les traitements thérapeutiques ne sont pas identiques. Il ne suffit pas de traiter le corps pour traiter l'esprit et il ne suffit pas de traiter l'esprit pour traiter le corps. C'est donc une séparation.
C'est la médecine qui ne traite que le corps, sans prendre en compte l'esprit, qui est "réfutée", refusée par F. Dastur.

Tous les prétextes sont bons pour cracher sur la tradition occidentale (et le mot est faible, car j'ai tempéré ses propos) et accepter tout ce qui n'est pas occidental. J'ai été frappé par ses expressions: "médecine grecque, médecine hindoue, médecine orientale, et cetera". Tout est dans le "etc": tout ce qui n'est pas occidental. C'est un moralisme (l'Européen occidental, c'est le mal...) qui ne s'avoue pas comme tel!

Florian Cova said...

"Il y a séparation entre l'esprit et le corps chez F. Dastur, puisque les traitements thérapeutiques ne sont pas identiques. Il ne suffit pas de traiter le corps pour traiter l'esprit et il ne suffit pas de traiter l'esprit pour traiter le corps. C'est donc une séparation."

Hmmmm... Je peux tout à fait reconnaître que les traitements pour le foie ne sont pas les mêmes que pour les poumons (et donc différencier le foie des poumons) sans pour autant nier qu'il peuvent être réduit en définitive à une même réalité (la matière). L'argument ne me paraît donc pas satisfaisant.

Anonymous said...

Bonjour,
Je suis en train de travailler sur cette même conférence. Je suis étonnée (au bon sens du terme)de voir ce que vous avez retenu de cette conférence. Je vois ce que vous voulez dire par rapport à la tentative de Gadamer (et de Dastur) de faire de la philo comme réponse voire solution pour une médecine qui a pour fondement la biologie(moderne). Cependant, je ne suis pas sûre s'ils (au moins Gadamer) ont mis un accent si grave comme celui que vous avez apperçu. Je m'explique.

Dans le chapitre 3 du livre, Gadamer essaye de retrouver une conontation originelle du terme "intelligence" tel qu'on utilise aujourd'hui, qui, pour lui, a été réduit à un certain usage de la raison, qui donc ne rend plus compte de ce qu'il y a de propre de l'être humain. Si on lit encore le dernier chapitre du livre, je pense qu'on pourrait qualifier ce geste comme un geste de l'hérméneutique philosophie selon Gadamer. Donc la question est peut-être plutôt d'offrir une autre optique sur la santé/ la maladie que d'imposer la philosophie sur d'autres disciplines? (mais ça ce peut que je me trompe dans les compréhensions de votre texte et du texte de Gadamer...)

Par ailleurs, vous avez dit que l'argument utilsé par Gadamer et Dastur ne vous semble pas valide, puisque vous dites:
Pour que l'argument soit complet, il est nécessaire que la prémisse mineure soit posée. La difficulté réside précisément dans le fait qu'on ne discerne pas du tout dans l'argumentation de F. Dastur des preuves qui permettent d'affirmer que la médecine s'appuie aujourd'hui seulement sur la biologie (ou même des preuves indiquant que cette situation ait existé dans le passé).

Je ne peux pas vous donner des preuves, mais je ne pense pas qu'il faut pour autant rejeter leur position mal formulée. Personnellement, je vois qu'ils en ont fait une quasi oppisition entre la science moderne et une philosophie telle qu'ils conçoivent. C'est ici où se pose la question crutiale: c'est plutôt une distinction qu'une opposition qu'il faut faire; de plus, cette distinction n'est pas au niveau des disciplines, mais au niveau de l'objet des disciplines. Cette distinction s'enracine dans la distinction entre les sensibles propres et les sensibles communs, qui sont tous deux les qualités sensibles de la réalité. Je NE donne pas de preuve, car je ne sais pas comment vous le donner, mais je dis que la science moderne a choisi volontairement de traiter en priorité ce qui est du sensible commun dont le propre est d'être mesuré, structuré, donc démontrable; c'est une objectivité qui marcherait en tout lieu, étant donné la mesure dont il faut. Bien sûr je ne réduis pas toutes les sciences modernes à cela, mais l'esprit scientifique (moderne) est là... Ce qui est à faire, c'est de reconnaître qu'il y a aussi une objectivité dans les sensibles propres, qui n'est en aucune opposition avec la science moderne mais qui peut être complémentaire. Cela rejoint, à mon avis, ce que Gadamer et Dastur voulaient dire, mais en précisant où se situe la vraie distinction (selon moi et l'enseignement que j'avais reçu auparavant).

Je ne sais pas si je me suis bien expliquée (le français n'est pas ma langue maternelle!)et ce que je dis s'éloigne peut-être du fil de votre réflexion. En tout cas, merci d'avoir partagé votre pensée qui m'a permis de voir certaines choses autrement.

Mikolka said...

Cher Anonyme,

Tout d'abord, je vous remercie pour votre commentaire.

1) Une distinction pour commencer. L'exposé de F Dastur n'est pas une exégèse ou un commentaire sur le livre de Gadamer, mais un essai philosophique qui s'appuie sur le livre de Gadamer en question. Et l'exposé de F. Dastur, me semble-t-il présentait assez clairement l'aspect que j'ai présenté.


2) En ce qui concerne le manque de précision de Dastur sur l'état du rapport entre la biologie et la médecine, je dirais qu'il ne faut pas être la dupe de ce genre de pratique. En argumentation, ce genre de procédé porte un nom, il s'appelle "strawman" ou "homme de paille": il consiste à construire de toutes pièces une image de son adversaire beaucoup plus facile à réfuter que la position réelle de son adversaire.

Qu'est-ce que le positivisme caricatural que F. Dastur nous a présenté? L'homme de paille d'une relation beaucoup plus complexe entre la biologie et la médecine. Croyant réfuter ce positivisme caricatural (on ne voit pas très bien comment, par ailleurs), elle croit réfuter tout fondement biologique de la médecine.

En ne disant rien sur l'état actuel de la médecine, elle croit donner plus d'efficacité à son argument. Mais cela ne fait que renforcer l'aspect fallacieux de son argument.

Et pour terminer sur cette question, bien que je ne dise rien sur cette question dans le billet, son exposé était parsemé de remarques (très négatives) sur l'état actuel des relations entre la biologie et la médecine. Toutes ses suggestions sur la psychiatrie étaient clairement opposées à sa dimension physiologique. Si on l'avait poussée un peu, je suis certain qu'on aurait trouvé le discours habituel contre les traitements médicamenteux.


3) Qu'il y ait une distinction entre la philosophie et la science, c'est une chose qui peut être discutée. La discussion sera sans doute très intéressante.

Mais qu'on adopte une attitude anti-scientifique systématique, en critiquant toute tentative scientifique rationnelle sous le prétexte -ridicule- selon lequel toute science est scientiste, tout d'abord cela m'irrite, et ensuite cela n'a aucun fondement philosophique, rationnel, historique, factuel... Et moralement, je ne peux pas m'empêcher d'y voir la mauvaise foi de nos prétendus "intellectuels".

Amicalement,