Saturday 24 May 2008

Leibniz, le dernier esprit universel (entretien de P. Engel)

Vous trouverez ici un entretien de Pascal Engel, accordé au Monde des Livres et paru le 23 mai 2008. Dans cet article, il est question de Leibniz, du rapport personnel qu'entretient P. Engel avec Leibniz, et de différentes interprétations de Leibniz.

I invite you to read an interview of Pascal Engel, a French philosopher, by Le Monde des Livres. (French version only).


Pascal Engel, philosophe
Leibniz, le dernier esprit universel
LE MONDE DES LIVRES


Quelle est la place de Leibniz et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

Une fois vacciné de mon "deleuzisme" juvénile, qui me faisait prendre Leibniz pour une sorte de métaphysicien fantastique à la Borgès, avec ses monades sans portes ni fenêtres, ses mondes possibles et ses automates spirituels, je l'ai redécouvert quand je me suis convaincu que les droits de la raison, de la logique et du sens commun l'emportaient sur ceux du corps sans organes. C'est à travers Bertrand Russell que j'ai commencé à lire sérieusement Leibniz.

Selon Russell, la métaphysique leibnizienne découle de sa théorie, selon laquelle toutes les propositions vraies sont "identiques" au sens où le prédicat y est entièrement contenu dans le sujet. Cela revient à nier la réalité des relations. Selon Leibniz, toutes les relations sont internes aux substances, en sorte qu'un homme qui serait en Inde et dont la femme mourrait en Europe s'en trouverait par là changé. L'espace, le temps et le nombre deviennent des idéalités.

J'ai appris plus tard qu'il fallait se méfier des simplifications de Russell. Mais sa lecture, qui mettait en avant chez Leibniz le projet d'une algèbre des pensées humaines, m'a orienté vers l'étude de la logique et de la philosophie du langage. Elle m'a aussi appris, comme le faisaient mes maîtres Vuillemin, Granger et Bouveresse, qu'on pouvait lire les philosophes du passé à la lumière de la logique et des problèmes d'aujourd'hui. Quoi qu'en disent les historiens de la philosophie, je ne vois pas ce qu'il y a de si mauvais dans ce type de lecture.

Leibniz est, de tous les cartésiens, celui qui croit le plus à l'existence d'un ordre rationnel et à l'objectivité de la vérité. A la différence de celui de Descartes, son Dieu ne crée pas librement les vérités éternelles : il doit respecter les principes de la logique. Leibniz appartient à la tradition réaliste qui va d'Aristote à Bolzano et Frege. C'est une tradition très différente de celle qui va de Descartes à Kant, Bergson et Merleau-Ponty : celle-ci croit trouver la raison dans la subjectivité et l'intuition, et conduit le plus souvent à l'idéalisme. J'ai toujours trouvé la première supérieure à la seconde. Leibniz commentait sarcastiquement la règle d'évidence : "A l'auberge de l'évidence M. Descartes a oublié d'ajouter une enseigne."


Quel est le texte de Leibniz qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

Les Nouveaux Essais sur l'entendement humain. D'abord parce que dans ce dialogue avec Locke, l'opposition entre le rationalisme et l'empirisme prend tout son sens, mais aussi parce que je n'ai pas cessé de retrouver les questions que Leibniz y soulève. Ce qu'il dit des noms d'espèces naturelles telles que "eau" ou "tigre", qui désignent implicitement des essences, anticipe celle des philosophes du langage contemporains. De même, sa théorie de la connaissance tacite et des "petites perceptions", qui implique que tout n'est pas présent à la conscience, ressemble étonnamment à celle qu'on trouve dans les sciences cognitives. La philosophie de la connaissance a encore beaucoup à y apprendre : elle doit chercher notamment à donner des versions contemporaines des distinctions leibniziennes entre vérités de raison et vérités de fait. Je partage avec Leibniz l'idée qu'il faut partir de ce l'on connaît et non de ce que l'on croit : il ne suffit pas de croire rationnellement, il faut savoir.

Outre la Théodicée - et son éblouissant final où Athéna fait contempler la série infinie des mondes possibles -, j'ai une prédilection pour sa Correspondance avec Arnauld. Le janséniste Arnauld le pousse dans ses retranchements, et s'attaque à sa doctrine selon laquelle l'individu César contient éternellement tous ses prédicats (conquérir les Gaules, franchir le Rubicon...), qui lui paraît menacer la liberté humaine. Ce n'est pas la seule de ses doctrines à avoir été mal interprétée, puisqu'on sait l'usage que fera Voltaire de la théorie qui veut que Dieu choisisse le meilleur des mondes possibles, selon un principe d'optimisation qui n'a rien à voir avec l'optimisme béat de Pangloss.


Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?

Aucun philosophe authentique n'est "d'actualité". Je crois en la pérennité des vrais problèmes philosophiques. Je ne pense pas qu'on puisse les résoudre, mais on peut trouver des formulations qui les enrichissent et élaborer des théories, y compris en métaphysique. Celles-ci doivent être informées des travaux scientifiques, sous peine de sombrer dans la pure spéculation. Je ne crois pas que la philosophie ait un but seulement thérapeutique, et qu'elle serve uniquement à dissiper les illusions des autres philosophes. Dès lors qu'on ne souscrit pas à l'une ou l'autre des formes de relativisme qu'on nous propose régulièrement, une attitude comme celle de Leibniz est encore à notre portée. Certes, son univers est bien loin du nôtre. Mais certaines de ses thèses sont encore avec nous. Il y a toujours lieu de se poser la question de la réalité des possibles, et la critique de Bergson selon laquelle le possible n'est rien d'autre que le miroir du réel ne me paraît en rien avoir menacé la fécondité de cette idée. Elle est toujours présente dans les théories contemporaines des dispositions et des pouvoirs de la nature. Le sens des principes leibniziens qui définissent l'identité et l'individualité est toujours discuté. Sa tentative de réconcilier les causes mécaniques et les causes finales mérite encore notre intérêt, même s'il est vrai que certaines de ses doctrines, comme sa théorie de l'harmonie préétablie de l'esprit et du corps, sont difficiles à ressusciter.

Leibniz essaya, contre Descartes, de préserver les acquis de l'aristotélisme. En un sens, c'est ce que font nombre de philosophes analytiques d'aujourd'hui. Les penseurs "profonds" de notre époque, comme Badiou, s'insurgent contre la scolastique. Mais Leibniz montre qu'on peut à la fois être scolastique et créatif. Malgré ses doctrines métaphysiques étonnantes, il n'y a chez lui aucun bavardage transcendantal. Et si ce monde pré-kantien était encore le nôtre ?

On a beaucoup dit que Leibniz était le dernier esprit universel. S'il vivait aujourd'hui, il ne pourrait plus tout savoir, mais il aurait peut- être monté une start-up, il serait conseiller des Grands, il défendrait l'Europe, il ferait des mathématiques financières, de la théorie des jeux, de la théorie des catégories, de la théorie des cordes et des sciences cognitives. Il ferait aussi un plan pour réformer les universités en préservant leur vocation de recherche, et s'opposerait aux tentatives de destruction dont elles sont aujourd'hui l'objet.

Propos recueillis par Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 23.05.08.







And here is the rest of it.

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