Wednesday 21 January 2009

La philosophie comme "armchair psychology"

Voici une première version de l'article que je compte envoyer avant la fin du moins à la toute nouvelle REPHA (Revue Etudiante de Philosophie Analytique). Je le publie ici en avant-première.

N'hésitez pas à me faire part de vos commentaires.

Merci !

Introduction

Depuis quelques années, la méthodologie philosophique a été renouvelée par le mouvement qui s’est fait connaître sous le nom de « Philosophie Expérimentale » (Experimental Philosophy). L’idée directrice de ce mouvement est que l’utilisation de méthodes expérimentales en provenance directe de la psychologie expérimentale (questionnaires, mesures de temps de réaction ou encore techniques d’imagerie cérébrale) peut contribuer dans une certaine mesure au débat philosophique[1]. Par exemple, de nombreux arguments philosophiques consistent à s’appuyer sur les opinions communes. Ainsi, dans la querelle entre compatibilistes et incompatibilistes, les incompatibilistes s’appuient sur le « sens commun » et affirme que la plupart des gens sont incompatibilistes, ce qui ferait du compatibilisme une thèse « paradoxale », au sens étymologique du terme. Un nombre grandissant de travaux expérimentaux a pourtant mis en doute cette « évidence », montrant que le sens commun n’est pas clairement incompatibiliste (ni compatibiliste, semble-t-il)[2][3]. Autre exemple : le débat entre cognitivistes et non-cognitivistes moraux. Les cognitivistes moraux défendent la thèse selon laquelle toute proposition morale présuppose l’existence de faits moraux objectifs (et serait donc fausse au cas où de tels faits n’existerait pas). Les anti-cognitivistes défendent au contraire l’idée selon laquelle certaines (sinon toutes les) propositions morales pourraient être formulées sans pourtant avoir de prétention à l’objectivité. Des données expérimentales récentes semblent pouvoir faire pencher la balance du côté des non-cognitivistes en montrant que les gens sont tout à fait prêts à utiliser le prédicat « mal » sans pour autant dénoter une propriété qu’ils pensent être objective[4][5].

Le point principal à retenir est que, selon les philosophes expérimentaux, des méthodes issues de la psychologie peuvent être fécondes en philosophie. Dans cet article, je voudrais défendre la thèse inverse (mais tout à fait compatible) qui est que des méthodes issues de la philosophie pourraient être fécondes pour la psychologie. Dans une première partie, je m’intéresserai à un exemple de recherche psychologique où des thèses philosophiques ont déjà joué un rôle majeur, puis, d’une façon plus spéculative, j’indiquerai un certain nombre de domaines de la psychologie dans lesquels la philosophie pourrait à l’avenir jouer un rôle.

Faire de la psychologie à partir de la philosophie : le problème du Trolley

La psychologie morale est la branche de la psychologie qui s’intéresse aux processus mentaux impliqués dans la formation des jugements moraux. Jusqu’à très récemment, la psychologie morale a été dominée par une tradition dite « rationaliste », issue de Piaget et Kohlberg, selon laquelle nos jugements moraux étaient le fruit de raisonnements conscients. Suivant cette idée, Kohlberg avait proposé un modèle des différents stages du développement moral sur la base des justifications morales données par des individus confrontés à des dilemmes moraux. Le passage du XXe au XXIe siècle a été marqué par le rejet du paradigme rationaliste et l’adoption d’un paradigme opposé dit « intuitionniste ». La psychologie intuitionniste part de la distinction, maintenant devenue classique en psychologie cognitive, entre deux types de processus mentaux : tandis que certains processus mentaux sont contrôlés par le sujet, volontaires, conscients et demandent beaucoup de ressources cognitives, d’autres sont automatiques, involontaires, inconscients et le sujet ne perçoit que leur résultat. Prenons par exemple la multiplication : "17x31" - pour faire cette multiplication, vous devez volontairement "vous y mettre", faire des efforts, et vous êtes conscients des diverses étapes nécessaires pour réaliser l'opération (du moins de certaines d'entre elles). C'est un exemple du premier type de processus cognitif. Prenez maintenant le mot suivant : "Philosophie". Une fois que celui-ci est entré dans votre champ visuel, vous ne pouvez pas vous empêcher de le lire, et vous n'avez pas été conscient de toutes les étapes nécessaires pour le décoder. Il s’agit là d’un processus cognitif du second type. Tandis que la psychologie rationaliste considérait nos jugements moraux comme le résultat du premier type de processus, la psychologie intuitionniste voit dans des processus du second type la source de nos évaluations morales[6][7].

L’un des résultats de cette distinction est que, tandis que pour la psychologie rationaliste nos jugements moraux découlaient de principes moraux représentés explicitement et accessibles à travers les justifications des sujets, la psychologie intuitionniste suppose au contraire que les principes directeurs de nos jugements nous restent cachés et ne nous sont pas directement accessibles. C’est à l’enquête psychologique de déterminer quels sont ces principes que les sujets utilisent sans le savoir[8].

Prenons un cas exemplaire de cette approche, et qui fait présentement couler beaucoup d’encre chez les psychologues : le « problème du Trolley ». Le problème vient de la comparaison entre deux dilemmes moraux. Prenons le scénario suivant :

Un train vide, sans passager ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin de fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Sur une voie secondaire, se trouve un autre ouvrier. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa trajectoire sur la voie principale et causera la mort des cinq ouvriers.

Jean se trouve près des voies et comprend ce qui est en train de se passer. Il se trouve près d’un aiguillage qui peut orienter le train vers la voie secondaire. Jean voit qu’il peut éviter la mort des cinq ouvriers en actionnant l’aiguillage, ce qui orientera le train vers la voie secondaire. Mais ce faisant, le train percutera l’ouvrier seul, ce qui causera sa mort.

Jean a-t-il moralement le droit de détourner le train sur la voie secondaire ?

Face à ce dilemme, la plupart des sujets interrogés (et cela, quel que soit leur nationalité, leur religion ou leur niveau socio-économique et culturel) répondent qu’il est moralement acceptable de détourner le train[9]. Prenons maintenant le scénario suivant :

Un train vide, sans passagers ni conducteur, se dirige à vive allure sur une voie de chemin de fer. Cinq ouvriers travaillent sur cette voie. Si rien n’est fait, le train poursuivra sa trajectoire et causera la mort des cinq ouvriers.

Il est possible d’éviter ces cinq morts. Jean se trouve sur un pont au-dessus de la voie de chemin de fer et comprend qu’il peut éviter la mort des cinq ouvriers en freinant le train avec un objet très lourd. Un piéton portant un énorme sac à dos se trouve sur le pont à côté de Jean. La seule façon de freiner le train consiste à pousser le piéton sur la voie. Mais, ce faisant, le train percutera le piéton et causera sa mort.

Jean a-t-il moralement le droit de pousser le piéton depuis le pont ?

Face à cet autre dilemme, la plupart des sujets interrogés répondent qu’il est tout à fait inacceptable de pousser le piéton depuis le pont. Une question se pose alors : comment expliquer que les gens acceptent de sacrifier une personne pour en sauver cinq dans le premier cas, mais pas dans le second ? Quel est le facteur psychologique déterminant qui amène les sujets à différer sur ces deux cas ? Comme des études psychologiques l’ont montré, les sujets ne sont pas eux-mêmes capables, pour la plupart de répondre de façon satisfaisante à cette question. C’est donc au psychologue de trouver, d’une façon ou d’une autre, les principes cachés de notre psychologie morale.

Quels rapports avec la philosophie ? Ils sont au nombre de trois. Le premier, c’est que le « problème du Trolley », qui est aujourd’hui devenu une énigme centrale de la psychologie morale, est à l’origine un problème philosophique : les deux scénarios décrits ci-dessus ont été créés et discutés par des philosophes[10][11][12]. Deuxièmement, la stratégie employée par les psychologues pour découvrir quels sont les principes cachés de notre psychologie morale consiste à multiplier le nombres de cas hypothétiques (d’expériences de pensées) en changeant à chaque fois le moins de paramètres possibles, et à considérer comme satisfaisante toute hypothèse qui permet le mieux de rendre compte de nos intuitions pour chacun de ces cas. Cette méthodologie (la partie expérimentale mise à part) est similaire à celle employée par la plupart des philosophes analytiques travaillant en philosophie morale, et a même été théorisée par John Rawls[13]. Enfin, la plupart des théories défendue actuellement par les psychologues sur le problème du Trolley proviennent de la littérature philosophique : certains, par exemple, reprennent la doctrine du double-effet de Saint-Thomas, selon laquelle il est acceptable de commettre un mal pour un bien, mais uniquement dans le cas où ce mal est un effet secondaire de notre action et pas un moyen en vue de la réalisation de notre but[14]. Matériel expérimental, méthodologie et hypothèses : dans ce cas précis, toutes les étapes du travail du psychologue sont nourries par la philosophie.

Analyse de concepts et psychologie du développement

Avec les sciences cognitives et l’exemple de la révolution chomskyenne en linguistique, l’idée selon laquelle l’esprit humain serait à la naissance comme une tablette vierge est de plus en plus mise en doute[15]. Nombreux sont les philosophes et les psychologues prêts à admettre que l’esprit a été doté par l’évolution d’une certaine gamme de concepts « innés ». Mais comment déterminer si un concept est inné ? C’est à l’investigation empirique d’en décider en dernier ressort, mais certains indices peuvent préalablement nous guider. Imaginons qu’un concept ne soit pas réductible à des données sensorielles ou à d’autres concepts réductibles à des données sensorielles : c’est déjà là un indice, mais ce n’est pas suffisant, car l’esprit humain est capable de poser certaines entités comme des hypothèses. De nombreux concepts scientifiques ne sont pas immédiatement réductibles à des données sensorielles.. Il faut alors un deuxième critère : imaginons que ce concept soit présent dans toutes les populations humaines. Si ce concept n’est pas immédiatement tiré de la perception mais une simple hypothèse que le perçu sous-détermine, il devient alors étonnant de constater que toutes les populations convergent vers la même hypothèse. Il y a alors de fortes présomptions en faveur de l’innéité de ce concept.

Prenons un exemple : le concept d’objet (plus précisément, d’objet physique, existant indépendamment de notre perception). Les philosophes s’accordent pour la plupart pour dire que le concept d’objet physique ne peut pas être réduit à un ensemble de données sensibles (de sense-data)[16]. Comment expliquer alors que tous les hommes semblent le posséder ? Répondre, comme pourrait le faire Quine, que le schème conceptuel contenant les objets physiques est véhiculé par le langage ne fait que repousser la difficulté : pourquoi tous les langages parlent-ils d’objets physiques ? Répondre que l’existence d’objets physiques est la meilleure hypothèse pour rendre compte de notre expérience sensorielle n’est pas une réponse satisfaisante non plus : il faut encore expliquer pourquoi tous les hommes sont amenés à considérer cette hypothèse.

Des études en psychologie du développement ont montré que le jeune enfant faisait très tôt usage du concept d’objet. Avant l’âge de 5 mois, les bébés possèdent déjà un concept d’objet comme « ensemble de surfaces qui se touchent et bougent en même temps » et qui obéit à certains principes comme celui dit de constance de l’objet, ou de substantialité (un objet reste à l’emplacement où il se trouve et ne disparaît pas sans raison)[17]. Beaucoup en tirent la conclusion selon laquelle le concept d’objet est, d’une façon ou d’une autre, « inné ».

De cet exemple, on peut tirer la leçon suivante : si un concept est universellement répandu mais que l’analyse conceptuelle prouve qu’il est irréductible à l’expérience ou d’autres concepts, il y a de bonnes raisons pour supposer qu’il appartient à notre bagage de concepts innés. Partant de cette hypothèse, l’analyse philosophique de concepts peut contribuer à certains débats en psychologie du développement. Par exemple, sauf cas pathologique, tout humain dispose de la capacité de prévoir le comportement d’autrui en lui attribuant des croyances, des désirs et des intentions – concepts qui semblent universellement répandus. Cette faculté, que les psychologues appellent « théorie de l’esprit » est-elle innée ou acquise ? et certains de ces concepts sont-ils plus fondamentaux que les autres ? Cette question renvoie le philosophe aux débats sur la réduction behaviouriste des concepts mentaux à des dispositions comportementales, ou encore à la question de savoir si le concept d’intention peut être ramené à celui de désir[18]. Autre exemple, tiré une nouvelle fois de la psychologie morale. Nous classons les actions moralement bonnes en deux catégories : celles que nous avons le devoir d’accomplir, et celles qui sont moralement bonnes mais que nous n’avions pourtant pas le devoir d’accomplir (ce que les philosophes appelle la « surérogation »[19]). Aucune des deux catégories d’acte ne semble pouvoir être réduite à l’autre et les enfants font rapidement la différence[20]. Là encore, c’est à l’analyse conceptuelle qui peut décider s’il s’agir de deux notions primitives ou si celles-ci peuvent être ramenées à une notion plus simple.

Bien sûr, le dernier mot sera à l’investigation empirique et au psychologue. Mais la nouvelle alliance entre philosophie et psychologie ne doit pas se faire que dans un sens : les philosophes doivent prendre conscience de ce qu’ils peuvent apporter au développement de la psychologie.



[1] Knobe, J. & Nichols, S. (2008) “An Experimental Philosophy Manifesto” in Knobe, J. & Nichols, S. (2008) Experimental Philosophy, Oxford University Press.

[2] Nahmias, E., Morris, S., Nadelhoffer, T. & Turner, J. (2006) “Is incompatibilism intuitive?” Philosophy and Phenomenological Research 73: 28-53.

[3] Nichols, S. & Knobe, J. (2007) “Moral Responsibility and Determinism: The Cognitive Science of Folk Intuitions” Nous, 41, 663-685.

[4] Cova, F. & Ravat, J. (2008) “Sens commun et objectivisme moral : objectivisme "global" ou objectivisme "local" ? Une introduction par l'exemple à la philosophie expérimentale.” Klesis - Revue Philosophique : Actualité de la Philosophie Analytique.

[5] Goodwin, G. P. & Darley, J. M. (2008) “The psychology of meta-ethics: Exploring Objectivism” Cognition, 106 (3), p.1339-1366

[6] Haidt, J. (2001). “The emotional dog and its rational tail: A social intuitionist approach to moral judgment.” Psychological Review. 108, 814-834.

[7] Haidt, J. (2007). “The new synthesis in moral psychology.” Science, 316, 998-1002.

[8] Cushman, F., Young, L., Hauser, M. (2006). “The role of conscious reasoning and intuitions in moral judgment: Testing three principles of harm.” Psychological Science, 17(12), 1082-1089.

[9] Hauser, M., Cushman, F., Young, L., Jin, R., Mikhail, J. (2007). “A dissociation between moral judgment and justification.” Mind and Language, 22(1), 1-21.

[10] Foot, P. (1978) “The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect” in Virtues and Vices, Oxford: Basil Blackwell.

[11] Thomson, J. J. (1985) “The Trolley Problem” Yale Law Journal, 94, p.1395-1415.

[12] Unger, P. (1996) Living High and Letting Die, Our Illusion of Innocence, Oxford University Press.

[13] Rawls, J. (1951) "Outline of a Decision Procedure for Ethics.” Philosophical Review (No.2), 60 (2): 177-197.

[14] Mikhail, J. (2007) "Universal Moral Grammar: Theory, Evidence, and the Future," Trends in Cognitive Sciences, Vol. 11, No. 4, pp. 143-152

[15] Pinker, S. (2002) The Blank Slate: The modern denial of human nature, Penguin.

[16] Voir par exemple : Quine (1953,2003) “De ce qui est” in D’un point de vue logique, Vrin.

[17] Pour une synthèse sur le sujet : Melher, J. & Dupoux, E. (1996) Naître humain, Odile Jacob

[18] Voir sur cette dernière question : Bratman, M. E. (1987) Intentions, Plans and Practical Reasons, Harvard University Press.

[19] Pour une synthèse : Cova, F. (2008) “La morale au-delà du devoir : le cas de la surérogation”, Le Philosophoire N°30

[20] Kahn, P. H. (1992) “Children’s Obligatory and Discretionary Moral Judgments”, Child Development, Vol.63, No.2, p.416-430.


Tuesday 20 January 2009

Montaigne et l'Humanisme (II): Religion, Théologie et Politique

L’humanisme, comme on l’a vu dans le dernier billet, est une réforme des connaissances pour rendre la vie de l’homme meilleur. Tous les champs du savoir ont été touchés, y compris la théologie. Montaigne fut attentif aux conséquences de l’humanisme sur la théologie. En effet, il traduisit (du latin au français) une œuvre d’un théologien, Raymond Sebond, et la partie des Essais la plus importante, du moins par son volume, est l’ « Apologie de Raymond Sebond » (II, 12).

Montaigne, comme on l’a vu, a tenté de critiquer l’humanisme comme adoration des Anciens au nom du rêve de la réforme des connaissances des la Renaissants. En dépit de son titre, l’ « Apologie de Raymond Sebond » n’a de l’apologie que le titre, car les réserves de Montaigne face à la théologie naturelle sont très marquées.

On vient de voir que Montaigne était un humaniste proche des idéaux de la Renaissance. Sa critique de la théologie naturelle est-elle en contradiction avec sa position sur la science ? Quelle est la position de Montaigne sur la théologie naturelle ?


1) La théologie naturelle : la doctrine de Raymond Sebond

Raymond Sebond (fin du XIVème à Barcelone-1436 à Toulouse) fut un médecin, théologien et philosophe. Il fut essentiellement connu pour sa Théologie naturelle, rédigée entre 1434 et 1436. Cette œuvre fut traduite par Montaigne.

a) La doctrine de Raymond Sebond :

Quelles sont les principales caractéristiques de la doctrine de Sebond ? Je m’appuie principalement sur la préface de la Théologie naturelle.

1) Elle repose sur la raison naturelle : « En outre, cette doctrine apprend tout à l’homme de voir à l’œil sans difficulté et sans peine la vérité, autant qu’il est possible à la raison naturelle, pour la connaissance de Dieu et de soi-même, et de ce de quoi il a besoin pour son salut, et pour parvenir à la vie éternelle… »

2) Elle est pédagogiquement supérieure : « Et n’est besoin que personne laisse à la lire ou apprendre par faute d’autre doctrine : car elle ne présuppose ni la Grammaire, ni la logique, ni un autre art libéral, ni la Physique, ni la Métaphysique, attendu qu’elle est la première… ». On remarquera que Raymond Sebond ne se prive pas de faire de la publicité avant l’heure : « Par ainsi cette doctrine est commune aux laïcs, aux clercs et à toute manière de gens : et si se peut comprendre en un mois sans peine. ». Elle précède tous les autres savoirs parce qu’elle ne présuppose qu’une seule chose : la conscience de soi.

3) Elle est première par son utilité : « Parce qu’elle instruit l’homme à se connaître soi-même, à savoir pourquoi il a été créé, et par qui il l’a été, à connaître son bien, son mal, son devoir, de qui et à qui il est obligé », « …cette doctrine apprend tout à l’homme de voir à l’œil sans difficulté et sans peine la vérité,… , pour la connaissance de Dieu et de soi-même, et de ce de quoi il a besoin pour son salut, et pour parvenir à la vie éternelle : elle lui donne grand accès à l’intelligence de ce qui est prescrit et commandé par les saintes Écritures, et fait que l’entendement humain est délivré de plusieurs doutes, et consent hardiment à ce qu’elles contiennent la connaissance de Dieu ou de soi-même », « Elle rend l’homme constant, humble, gracieux, obéissant, ennemi du vice et du péché, amoureux de la vertu, sans l’enfler pourtant ou l’enorgueillir pour sa suffisance. ». On retrouve les thématiques de la Renaissance : importance de la vertu, utilité du savoir… La doctrine veut rendre l’homme bon avant tout.

4) Elle est une science fondamentale : « …apprend-la devant toute autre chose, autrement à grand peine parviendras-tu à la perfection des sciences plus hautes : parce que c’est ici la racine, l’origine et les petits fondements de la doctrine appartenant à l’homme pour son salut. »

5) Elle transmet les connaissances de l’Église catholique : « En ce livre se découvrent les anciennes erreurs des païens et philosophes infidèles, et par sa doctrine se maintient et se connaît la foi catholique : toute secte qui lui est contraire y est découverte, et convaincue fausse et mensongère. »

6) Elle est humble : « Au reste, elle semble de premier abord méprisable et de néant : d’autant qu’elle a des commencements vulgaires et fort bas : mais elle ne laisse pas d’apporter un fruit grand et notable, à savoir la connaissance de Dieu et de l’homme : et d’autant qu’elle part de plus bas d’autant plus monte-t-elle et s’élève aux choses hautes et célestes. » On voit bien le contraste entre la dignité de son but et l’humilité de ses moyens.


b) Les projets de Sebond :

1) En insistant sur l’utilité de la doctrine et son efficacité sur la vertu de l’homme, il est clair que Sebond veut prendre en compte les apports de l’humanisme et transformer le champ de la théologie.

2) En utilisant la raison naturelle, il veut s’attaquer aux philosophes (les non-croyants) et aux hérétiques.

« Dieu nous a donné deux livres, celui de l’universel ordre des choses ou de la nature, et celui de la Bible. Celui-là nous fut donné en premier, et dès l’origine du monde : car chaque créature n’est que comme une lettre, tirée par la main de Dieu. De façon que d’une grande multitude de créatures, comme d’un nombre des lettres, ce livre a été composé : dans lequel l’homme se trouve, et en est la lettre capitale et principale. (…) Le second livre des saintes Écritures a été depuis donné à l’homme : et ce au défaut du premier : auquel (ainsi aveuglé comme il était) il ne voyait rien : si est ce que le premier est commun à tout le monde, et non pas le second : car il faut être clerc pour pouvoir le lire. En outre, le livre de nature ne se peut ni falsifier ni effacer ni faussement interpréter : par ainsi les hérétiques ne peuvent faussement l’entendre : et nul ne celui-là devient hérétique : là où il en va tout autrement de la Bible. » (Sebond, préface).

Le livre de la Révélation et le livre de la Nature sont les œuvres de Dieu, selon Sebond. La Bible a été donnée aux hommes parce qu’ils ne comprenaient pas le livre de la Nature. Mais le livre de la Nature a des avantages sur le premier. a) Il ne suppose pas d’instruction et de maîtrise de la lecture, à la différence de la Bible. b) Il n’est pas ambigu ou équivoque. c) Il est sous les yeux de tous, il est commun. Toutefois, Cassirer a raison d’affirmer les choses suivantes :

« La Theologica naturalis de Raymond de Sebond à laquelle s’attache Montaigne, a bien une manière propre de justifier et de développer ses idées, elle ne fait pourtant que reprendre le système fondamental de la conception médiévale de la vie. Pour lui, entre la révélation et la raison, il y a immédiatement unité et cohérence ; entre la nature et l’Écriture sainte, il doit y avoir totale concordance, puisque toutes deux contiennent de même façon des symboles et des représentations de l’essence divine. La tâche de la spéculation consiste seulement à amener à la clarté sans équivoque du concept et de la connaissance l’harmonie qui nous apparaît de façon brouillée dans le livre de la Nature. Toute recherche a pour but final la vérité divine… » Cassirer, op cité, p 138)

Mais puisque le livre de la Nature n’est pas équivoque, les hérétiques seront contraints de rentrer dans le droit chemin. Le problème de la Bible, de l’Ancien et du Nouveau Testament, est qu’elle prête à discussion. Il est possible d’avoir plusieurs interprétations possibles d’un même passage. Les techniques de l’interprétation de l’herméneutique (4 niveaux d’interprétation : littéral, allégorique ou mise en rapport de l’Ancien et du Nouveau testament, tropologique ou moral, anagogique ou eschatologique) visaient précisément à résorber les ambiguïtés de l’interprétation. En vain.

Puisqu’il peut être compris par tous rationnellement, les non-croyants seront contraints d’en reconnaître la vérité.


2) La relation de Montaigne à Raymond Sebond :

a) L’éloge de Sebond :

Comment Montaigne prit-il connaissance de l’œuvre de Sebond ?

« Il (Pierre Brunel) le lui (à son père) recommanda comme livre très utile et propre à la saison en laquelle il le lui donna ; ce fut lorsque les nouveautés de Luther commençaient d’entre en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance. En quoi il avait un très bon avis, prévoyant bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme. » Essais, II, 12.

Montaigne apprit l’existence des travaux de Sebond dans un contexte très précis : l’extension de la réforme luthérienne dans les pays catholiques. La famille de Montaigne subit les conséquences du luthérianisme, car certains membres se convertirent à la foi protestante. Sebond devait servir à la fois de rempart (affermir la foi des catholiques) et de cheval d’assaut (convertir à la foi catholique les protestants). Pour que cette œuvre soit utile, on (peut-être son père ?) demanda à Montaigne de la traduire.

Montaigne ne néglige pas de dire que la doctrine de Sebond a des effets bénéfiques : « Je connais un homme d’autorité, nourri aux lettres, qui m’a confessé avoir été ramené des erreurs de la mécréance par l’entremise des arguments de Sebond. » (II, 12).

On peut aller beaucoup plus loin et souligner les points communs entre la doctrine de Sebond et les thèses de Montaigne :
1) L’utilité : Montaigne et Sebond sont en accord sur cet aspect : la science doit être utile.
2) La vertu : Montaigne et Sebond sont aussi en parfaite harmonie sur ce point : la vertu est plus importante que les connaissances théoriques.
3) La pédagogie : Montaigne et Sebond mettent tout le deux au centre de leurs préoccupations la conscience de soi et le moi.


b) Les difficultés :

Mais Montaigne ne fut pas la dupe du projet de Sebond.

1) L’oeuvre de Sebond subit les foudres de la censure. Comment peut-on dire que son œuvre est humble quand elle dit pouvoir se soustraire aux Écritures ?

« … elle lui donne grand accès à l’intelligence de ce qui est prescrit et commandé par les saintes Écritures (…) c’est elle qui range, qui accommode et dresse les autres à une sainte fin, à la vraie vérité et à notre profit : Parce qu’elle instruit l’homme à se connaître soi-même, à savoir pourquoi il a été créé, et par qui il l’a été, à connaître son bien, son mal, son devoir, de qui et à qui il est obligé. » Si elle enseigne tout ce qui se trouve dans les Écritures, si elle a le même but que les Écritures, si elle est plus facile à comprendre que les Écritures, et si son rôle de fondement est plus évident que celui des Écritures, pourquoi irions-nous lire les textes sacrés ? Montaigne a très bien vu ce problème et a cherché à corriger le texte de Sebond en diminuant ses prétentions.

2) Comme le dit Cassirer, l’ « Apologie de Raymond Sebond » dissout l’unité naïve qui existe dans cet ouvrage entre l’idée de l’homme selon la Nature et l’idée de l’homme selon la Révélation. » (Cassirer, p 139) :

« Est-il possible de rien imaginer de si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, qui se dit maîtresse et impératrice de l’univers, duquel il n’est pas en puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » II, 12

Pour Montaigne, le Livre de la Nature n’est pas moins équivoque que le Livre de la Révélation. Autant dire qu’il n’est pas possible de réunir les hommes sur les principes naturels pour comprendre Dieu et s’unifier derrière l’Église catholique.

L’impossible de la connaissance du monde repose sur le raisonnement suivant. Le raisonnement de Montaigne est inverse à tout ce qui a pu se lire auparavant : du fait que l’homme fait partie du tout, on concluait que l’homme pouvait connaître le tout. Montaigne affirme au contraire que l’homme, en tant que partie ne peut comprendre le tout, car cela supposerait qu’il puisse avoir un point de vue global ou une connaissance infinie –qui, manifestement, n’est pas une propriété des hommes.

La nature ne met pas au centre de son univers l’homme, tandis que l’homme est coupé du reste du monde dans la vision théologique. Il est misérable selon l’une et un prince selon l’autre.
La conclusion de cette critique est très simple : Montaigne se moque de l’optimisme naïf de Sebond. Il ne suffit pas de s’appuyer sur la raison et la nature pour résoudre les problèmes posés par la religion. Au fond, Montaigne est en accord avec Sebond sur les fins, mais en désaccord sur les moyens. La question qui reste à résoudre est celle des moyens : par quels chemins Montaigne propose-t-il de résoudre les problèmes posés par la religion ?


3) Montaigne et la question de l’autorité :

Il faut insister sur le fait que ce n’est pas une simple question rhétorique ou une question dont les enjeux sont seulement théoriques.

Il faut insister sur le fait que ce n’est pas une simple question rhétorique ou une question dont les enjeux sont seulement théoriques. Je rappelle que la France est alors la proie des guerres de religion qui opposent les catholiques et les protestants.


a) Montaigne et l’Église catholique :

Pour étudier cette question, je propose d’analyser certaines parties de l’Essai I, 56, intitulé « Des prières ». Voici deux extraits de ce texte :

« Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses à débattre aux écoles ; non pour établir la vérité, mais pour la chercher. Et les soumets au jugement de ceux à qui il touche de régler non seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Également m’en sera acceptable et utile la condamnation comme l’approbation, tenant pour exécrable s’il se trouve chose dite par moi ignoramment ou inadvertament contre les saintes prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né. Et pourtant, me remettant toujours à l’autorité de leur censure, qui peut tout sur moi, je me mêle ainsi témérairement à toute sorte de propos, comme ici. » (p 435, paragraphe introductif).

« Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais ; instruisables non instruisants ; d’une manière laïque, non cléricale, mais très religieuse toujours. » (p 442)

Le premier paragraphe a été ajouté dans l’édition de 1582, après que les Essais ont été corrigés par la censure de l’Église. Montaigne reconnaît l’autorité de l’Église en déclarant sa soumission aux jugements des autorités de l’Église. Le second extrait présente beaucoup de similarités avec le premier : est-il un rajout ? Je n’en sais rien.

Les censeurs pontificaux dénonçaient la conception de la prière de Montaigne. Ce dernier affirmait qu’il était nécessaire d’avoir l’âme pure pour prier.

Mais ce qui est remarquable, c’est que Montaigne, en dépit de la condamnation par les censeurs, maintient son texte. Il rajoute au moins un paragraphe, mais il ne corrige pas son texte, du moins ses déclarations sur la prière. Qui plus est, à la fin du paragraphe qui concerne la soumission à l’Église, Montaigne dit qu’il va témérairement continuer à s’occuper des sujets théologiques. Comment peut-il se soumettre à l’autorité de l’Église et continuer à penser et dire ce qu’il entend sur les matières théologiques ?


b) Montaigne et la question de l’autorité :

Nous continuons à étudier l’Essai I, 56. Voici un extrait où Montaigne expose ses pensées sur ce que devrait faire l’Église :

« Ce n’est pas l’étude de tout le monde, c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu appelle. Les méchants, les ignorants s’y empirent. Ce n’est pas une histoire à conter, c’est une histoire à révérer, craindre, adorer. Plaisantes gens qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu’aux mots qu’ils n’entendent tout ce qu’ils trouvent par écrit ? Dirai-je plus ? Pour l’en approcher de ce peu, ils l’en reculent. L’ignorance pure et remise toute en autrui était bien plus salutaire et plus savante que n’est cette science verbale et vaine, nourrice de présomption et de témérité.
Je crois aussi que la liberté de chacun de dissiper une parole si religieuse et importante à tant de sortes d’idiomes à beaucoup plus de danger que d’utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage auquel originellement leurs mystères avaient été conçus et en est défendue l’altération et changement : non sans apparence. Savons-nous bien qu’en Basque et en Bretagne, il y ait des juges assez pour établir cette traduction faite en leur langue ? L’Église universelle n’a point de jugement plus ardu à faire, et plus solennel. En prêchant et parlant, l’interprétation est vague, libre, muable, et d’une parcelle : ainsi ce n’est pas de même. » (p 439)

1) Il faut noter à quel point la pensée de Montaigne est cohérente. Dans le précédent billet, nous avons vu que Montaigne identifiait plusieurs causes qui pouvaient conduire à un mauvais rapport au savoir. Rappelez-vous la troisième cause qui peut produire le pédantisme : « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. (…) Et de ces gens-là (ceux de basse fortune) les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exempte du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pour donner le jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables. (…) Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. » (I, 25, pp 212-213). Les âmes basses ne pourront pas s’amender et s’améliorer en en se frottant aux sciences ou en s’attachant à la théologie. La condition nécessaire à la science et à la vocation religieuse est d’avoir une âme bonne.

2) Encore une fois, nous sommes très loin de l’image d’un Montaigne libéral, vantant la liberté de la conscience dans tous les domaines. La théologie n’est pas une affaire de liberté : elle est le privilège d’une caste, qui décide pour l’ensemble des hommes des devoirs et des droits des hommes vis-à-vis de Dieu, en conservant le monopole de l’interprétation de toutes les manifestations de la volonté de Dieu.

Corrélativement, Montaigne plaide pour un refus du particularisme. Il souligne le fait que l’Église est catholique, id est, en grec, « universelle ». Sa vérité est une vérité pour tous. Par conséquent, la langue latine, puisqu’elle est la langue par laquelle la volonté de Dieu a été connue (on se rappelle la traduction des Septante), doit être conservée comme seule et unique langue de l’Église.

Montaigne ajoute que la traduction de la Bible dans des langues vernaculaires pose un problème herméneutique. Traduire une œuvre d’une langue dans une autre, selon Montaigne, ce n’est pas seulement trouver, dans une langue, la forme verbale équivalente à une autre formule dans une autre langue ; c’est trouver dans une langue la formule qui permet d’exprimer une certaine signification qui est exprimée dans une autre langue. Cette conception de la traduction implique qu’une traduction dans une langue doit être vérifiée par un individu ayant non seulement des compétences linguistiques dans les langues en question, mais étant capable de vérifier si le lien entre la signification et les langues est bien fait.

3) Montaigne refuse de soumettre la religion à la discussion. Mais on a vu dans le paragraphe précédent qu’il traitait des prières. Montaigne se contredit-il ?

Je recite, par commodité le second texte de 3-a :

« Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais ; instruisables non instruisants ; d’une manière laïque, non cléricale, mais très religieuse toujours. » I, 56 (p 442)

Montaigne distingue les discours instruisables et les discours instruisants. Ils sont strictement opposés :
*Discours instruisants : réglés par des ordonnances célestes, non affectés par le doute et la discussion, matière de foi, expressions de la volonté de Dieu.
*Discours instruisables : produits par la fantaisie, sujets au doute et à la discussion, matière d’opinion, expression de la volonté d’un individu.

Cette distinction permet à Montaigne de ne pas se contredire : il propose des discours instruisables sur des sujets qui sont soumis à un discours instruisant. Montaigne, dans son essai sur les prières, ne prétend pas offrir à son lecteur la vérité sur cette question. Et il refuse de voir ses thèses tenues pour des discours instruisants. Elles sont soumises à la discussion et à l’opinion. Ce qu’il faut croire ne l’est pas et repose entièrement sur l’autorité. La question du fondement de cette autorité est un pur non sens, selon Montaigne :

« Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elles n’en ont point d’autre. » III, 13

Cette distinction a une conséquence importante :

« Que le dire humain a ses formes plus basses et ne se doit servir de la dignité, majesté et régence, du parler divin. Je lui laisse, pour moi, dire « verbis indisciplinaris », fortune destinée, accident, heur et malheur, et les dieux et autres phrases, selon sa mode. » (p 441)

Pour le dire grossièrement : « chacun ses affaires » ! Que les discours instruisables ne se prennent pas pour des discours instruisants. Mais que les autorités ne viennent pas régenter les discours instruisables, qu’elles permettent aux discours instruisables de parler « verbis indisciplinaris », c’est-à-dire avec des termes non approuvés et impropres (Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre X, chap xxix). Montaigne revendique donc la possibilité de s’exprimer sur des matières religieuses en vertu du fait qu’il ne tient pas ses discours pour des matières d’autorité.


Conclusion : Montaigne, l’Humanisme et Sebond

Il est nécessaire de soumettre à la discussion et à l’opinion les discours instruisables. Quelle est la conséquence du fait de ne pas soumettre les discours instruisables aux jugements de tous ? C’est ce que nous avons vu dans le précédent billet : le savoir qui n’est pas transformé, discuté, et est tenu pour une matière d’autorité, conduit à la bêtise ou au pédantisme. C’est le fondement de la critique de l’Humanisme chez Montaigne : l’Humanisme dégénère en pseudo-savoir s’il se prend pour un discours d’autorité.

Mais la question doit aussi être posée pour les matières d’autorité. Il est nécessaire de tenir les discours instruisables pour des matières de foi. Quelle est la conséquence du fait de ne pas les tenir pour des objets de la foi ? La guerre. Montaigne tient pour l’origine des guerres de religions qui frappent la France durant ce siècle les discussions des objets de foi. N’a-t-il pas remis en question le statut de la grâce tel qu’il était formulé par l’Église ?

Ces conclusions nous permettent d’identifier clairement la position de Montaigne face à Sebond. Comme nous l’avons dit, Montaigne est en accord avec Sebond sur les fins de la Théologie naturelle : reconvertir les protestants, amener la paix, mettre fin aux hérésies… Mais nous avons dit aussi que Montaigne était en désaccord avec les moyens employés par Sebond. Nous pouvons mesurer l’étendue de ce désaccord : c’est une condamnation complète. Car Montaigne tient le discours instruisants comme non discutable : or, Sebond, en proposant de soumettre à la conscience et à la raison de chacun les matières religieuses se trouvant dans les Saintes Écritures, se comporte comme s’il voulait soumettre les matières de foi au discours instruisables. Et c’est précisément ce qui, selon Montaigne, est à l’origine des guerres de religion.


Bibliographie:

Cassirer (Ernst), Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol 1 (1ère édition, allemand, 1906), Cerf, Paris, 2004.
Montaigne, Essais, Folio Gallimard, Paris.

Creative Commons License
Montaigne et l'Humanisme (II): Religion, Théologie et Politique by Mikolka est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d'Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France.

Sunday 18 January 2009

Montaigne et l'Humanisme (I): la Science

Qui a lu les Essais de Montaigne est familier des citations en langues anciennes, des références à l’histoire antique, des emprunts à la pensée antique. Montaigne est beaucoup plus qu’un familier de l’Antiquité, on dirait que celle-ci est son cadre de référence.
Pourtant le lecteur sera surpris de lire sous la plume de Montaigne : « Moi je les [les humanités] aime bien, mais je ne les adore pas. » (II, 12). Par cette phrase, Montaigne dénonce un certain rapport au savoir sur l’Antiquité : l’amour sans mesure.
Mais quelles sont les conséquences de cette adoration ? Quelles en sont les causes ? Qu’est-ce qui, selon Montaigne, doit être préféré ? Et quel est le rapport de Montaigne à l’Antiquité ?

1) Les Humanités :

a) L’humaniste et le savoir universitaire :

Une précision d’histoire sémantique pour commencer. Un humaniste, de la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance, est un individu étudie les Humanités, c’est-à-dire la grammaire, l’histoire, la littérature, la philologie… Le sens contemporain du terme « humaniste » (individu qui adopte la théorie pour laquelle la fin est l’homme), est attesté plus tardivement, sous la forme « humanitariste ».

Les sciences enseignées à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance sont en partie héritées de l’Antiquité. Comment les études sont-elles organisées durant l’Antiquité ?

« La lettre 88 de Sénèque, qui traite des artes liberales et des studia liberalia a sur ce point une valeur classique de témoignage. Il s’agit là d’études qui ne servent pas à gagner de l’argent. Elles s’appelle « libérales », parce qu’elles sont dignes de l’homme libre. C’est pourquoi la peinture, la sculpture et autres manuels (artes mechanicae) en restent exclus, tandis que la musique, discipline mathématique, conserve sa place parmi les arts libéraux. A la fin de l’Antiquité, la thèse qui voulait que les arts libéraux fussent la propédeutique de la philosophie –thèse qui pouvait bien être encore celle de Sénèque- devint caduque. La philosophie cessa d’être une discipline scientifique et un moyen éducatif. Ce qui signifie que les arts libéraux demeurèrent la seule matière des études. Entre temps, on avait fixé leur nombre à sept et on les avait rangés dans l’ordre qu’ils devaient conserver pendant tout le Moyen Age : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Le Moyen Age finissant avait mis en vers les différentes missions incombant aux sept arts, en adaptant leur ordre aux nécessités de la métrique :
« Gram. loquitur ; Dia. vera docet ; Rhe. verba ministrat ;
Mus. canit ; Ar. numerat ; Geo. ponderat ; As. colit astra. »
Les quatre derniers (mathématiques) furent réunis par Boèce en un quadruvium et au IXè siècle, les trois premiers en un trivium. » (Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Presses Universitaires de France, Paris, 1956 (1ère édition, en allemand, 1947), pp 44-45).

Deux grandes spécialités sont distinguées dans les arts libéraux : les Humanités (grammaire, dialectique et rhétorique) et les Sciences (musique, arithmétique, géométrie, astronomie). Le Moyen-Âge et la Renaissance ont évidemment apporté des modifications à ce système. Et il ne faut pas négliger les autres disciplines : théologie, médecine, histoire, morale, métaphysique, droit… Mais le point de départ, c’est le système de l’enseignement des arts libéraux durant l’Antiquité.


b) La Renaissance et la scholastique :

Le terme « scholastique » est formé à partir du grec « scholê », qui signifie « oisiveté ». Qui a de l’oisiveté bénéficie d’une certaine aisance financière. Le libéral et le scholaste sont donc libérés des contraintes matérielles. Durant le Moyen-Âge et la Renaissance, la scholastique désigne presque exclusivement l’activité des universitaires et des spécialistes dans les champs énoncés plus haut.

La Renaissance est une réaction à ce savoir de spécialistes :
« Je laisserais plutôt périr tout Scot avec plusieurs de ses pareils que les livres du seul Cicéron ou de Plutarque. Non que je condamne en bloc les premiers ; mais ils me rendent, je ne sais trop comment, plus froids à l’égard de la véritable vertu et davantage enclin à la polémique, tandis qu’à la lecture des seconds je me sens devenir meilleur. » (Érasme, Convivium religiosum, in Colloques, pp 251-252, trad Wolff, Paris, 1992, vol 1, p 169).

Duns Scot est considéré, à l’époque, comme l’un des plus grands représentants de la philosophie scholastique. Il faut noter que la scholastique se divise en plusieurs parties : lectio (explication mot à mot des textes fondamentaux comme la Bible, les œuvres d’Aristote, de Lombard…), commentaire (explication d’œuvres pour résoudre des problèmes scientifiques), quaestio (réponse à une question par le maître), disputatio (quaestio avec d’autres acteurs que le maîtres) et les sommes (exposé systématique d’une doctrine).

Quand Érasme s’attaque à Duns Scot, quand il émet des objections à l’égard de la scholastique, c’est pour dénoncer la disputatio. La disputatio est une joute verbale codifiée, parfois publique, qui permet aux individus de rivaliser en invention et en habileté dans le discours, à partir d’une question. Elle suscite deux difficultés : 1) elle favorise la connaissance au détriment de la morale ; 2) elle a tendance à devenir un art « verbal » (elle favorise la forme au détriment du contenu), détaché de la réalité.

Pour être plus précis, en opposant Duns Scott à Cicéron ou Plutarque, il essaie d’opposer le docere au mouere. À la lecture de ces derniers, il est ému, il est poussé à faire quelque chose. Alors que la scholastique développe des dispositions (être enclin à), les Anciens pousse à agir conformément au Bien.

Cassirer a très bien formulé le changement qui eut lieu à la Renaissance :
« Au Moyen Age, les différentes orientations de la création spirituelle, science et art, métaphysique et histoire, étaient unies bien sûr, mais, en même temps, ce qui les reliait, c’était leur rapport commun et exclusif avec l’intérêt religieux. Maintenant, chacune se présente isolément et indépendamment des autres, chacune acquiert son fondement propre, son centre propre. Mais ce qui est caractéristique, c’est que toutes ces figures, en dépit de l’indépendance de leur origine, se rejoignent pourtant dans l’unité d’un but commun. Les résultats du développement intellectuel ne mènent pas à une formule théorique générale, mais plutôt à une règle unifiée de vie. La transformation de l’ancien système d’enseignement se manifeste directement dans un nouvel idéal de vie, individuelle et collective. L’humanisme ne demeure pas un phénomène isolé, une simple phase de l’histoire de l’érudition : l’affirmation de l’autosuffisance de la culture profane produit en même temps une nouvelle situation et dépasse ainsi l’organisation sociale globale du Moyen Age. » (Ernst Cassirer, Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol. 1, Cerf, Paris, 2004, p 69.)

« Une règle unifiée de vie » est sans doute l’expression à retenir. Il ne faut pas se méprendre : les « humanistes » comme Pétrarque, Érasme… ont tous été à l’Université. Mais ils remettent en question la relation hiérarchique entre la théorie et la pratique. La morale, l’action, la technique… sont remis à l’honneur. N’oublions pas que la découverte du Nouveau Continent fut faite par des marins, à l’encontre de toutes les prédictions qu’on pouvait tirer des théories géographiques savantes.


2) Montaigne et la Renaissance :

Quel est le rapport de Montaigne à la Renaissance ? Et tout d’abord, partage-t-il les déclarations des Renaissants à propos de la scholastique ?

a) Montaigne et la scholastique :

Le rapport de Montaigne à la scholastique est sans ambivalence. Plusieurs textes peuvent nous conduire à la conclusion qu’il partage en grande partie le jugement des Renaissants sur les scholastes.

« Qu’il (le pédagogue, De l’institution des enfants) lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Épicuriens. Qu’on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que fols certains et résolus. » I, 26 (Montaigne, Essais 1, 26, ed Michel, Folio Gallimard, 1965, p 224.)

Les Renaissants ne condamnaient pas l’étude des Anciens. Érasme, on vient de le voir, recommandait chaudement l’étude de Cicéron et de Pétrarque. Il ne dit pas qu’il faut négliger l’étude des auteurs plus techniques, mais seulement qu’il est plus utile d’étudier ceux qui nous rendent meilleurs.

Montaigne ne condamne pas l’étude des Anciens. Il la recommande. Ce qu’il cherche à éviter c’est de tenir les écrits des philosophes pour des écrits d’autorité (des doctrines « instruisantes ») au lieu de les tenir pour des discours « instruisables » (cf Montaigne et l’humanisme II : religion, théologie et politique) dont la discussion est possible et nécessaire. C’est précisément pour éviter le rapport d’autorité dont les Anciens sont les objets que Montaigne propose un principe pédagogique important : présenter la variété des positions philosophiques. En proposant toutes les thèses possibles et émises par les philosophes sur un sujet, on montre que notre savoir est relatif ou peut être mis en doute. Un auteur ne vaut pas mieux qu’un autre. Le contenu d’une doctrine est indifférent à Montaigne. Ce qui lui importe, c’est de soustraire la doctrine philosophique au rapport d’autorité.

Il y a un idéal pédagogique qui se cache derrière ces remarques :
« Les abeilles pilotent decà delà des fleurs ; mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former. Qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. » (I, 26)

De la même manière que l’abeille a besoin des fleurs pour faire son miel, l’homme a besoin de l’œuvre des autres pour produire la sienne. Mais la condition nécessaire, c’est de transformer et de faire sienne cette œuvre étrangère.

La métaphore de l’abeille a traversé l’histoire et les mers. On la retrouve chez Jonathan Swift. Une bataille oppose les Renaissants et les cartésiens. Ce récit est précédé par une discussion entre une araignée et une abeille. L’araignée lui reproche d’être sans feu ni lieu, de ne rien posséder par elle-même, alors qu’elle, dit-elle, tire tout d’elle-même, par ses calculs et ses matériaux. L’abeille lui répond qu’elle a de la méthode et du travail, mais qu’elle n’a pas de substance, car elle n’est constituée que de déchets et de poison. « Laquelle de nous deux est la plus noble : celle qui, absorbée dans son étroit quadrilatère, tout à s’occuper d’elle-même, se nourrissant et s’engendrant elle-même, tourne tout en excrément et venin et ne produit en définitive que toile d’araignée et crottes de mouche ou celle qui, dans une quête universelle, au prix d’une longue recherche et de beaucoup d’études et d’un vrai jugement et discernement des choses rapporte chez elle du miel et de la cire. » Jonathan Swift, Le Récit complet et véridique de la bataille livrée vendredi dernier entre les Livres Anciens et les Livres Modernes dans la Bibliothèque Saint James, 1704.

Mais revenons à Montaigne et à l’humanisme.

b) Montaigne et les Renaissants :

Montaigne connaît bien les humanistes. Son père fut un protecteur des gens de Lettres, des humanistes. Montaigne lui-même nous rapporte ce fait dans les Essais :

« Ma maison a été de longtemps ouverte aux gens de savoir, et en est fort connue : car mon père, qui l’a commandée cinquante ans et plus, échauffé de cette ardeur nouvelle du fait que le Roi François premier embrassa les lettres et les mit en crédit, rechercha avec grand soin et dépense l’accointance des hommes doctes, les recevant chez lui comme personnes saintes et ayant quelque particulière inspiration de la sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de révérence et de religion qu’il avait moins de loi d’en juger, car il n’avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas. » (II, 12)

On reconnaît certes la fierté de Montaigne à dire de sa maison qu’elle fut l’hôte de grands humanistes. Mais le texte est nuancé : Montaigne est-il convaincu par l’authenticité de l’ardeur de son père s’il reconnaît que la raison pour laquelle il a reçu des gens de lettres est l’intérêt du roi ? Montaigne est-il convaincu de validité du jugement de son père s’il affirme que son père n’avait aucune connaissance ès lettres ? Montaigne est-il convaincu par la moralité de la relation de son père à ces gens de Lettres s’il décrit cette dernière sous la forme d’une adoration et s’il caricature ces gens de lettres en prophètes ?

Montaigne se méfie des humanistes. Mais ces humanistes paraissent être différents des hommes de la Renaissance : ce sont des hommes « doctes », des individus qui font des « discours ». Ils semblent bien loin de ceux qui veulent être échauffés en faveur de la vertu par la fréquentation des Anciens.


3) Montaigne et la relation au savoir :

Une question se pose chez Montaigne : comment la fréquentation du savoir peut-elle ne pas nous rendre meilleur ?

a) Comment le savoir peut-il rendre crétin ? (Ou la genèse du pédant)

La question est explicitement posée par Montaigne dans l’essai intitulé « Du pédantisme » (I, 25). Montaigne commence par nous dire combien il est chagriné de voir un maître d’école ridiculisé, combien il est peiné de lire chez Du Bellay : « Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque », car il tient le savoir en haute estime. Il présente la figure du pédant et se demande :

« Mais d’où il puisse advenir qu’une âme riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne pas plus vive et éveillée, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soi, sans s’amender, les discours et les jugements des plus excellents esprits que le monde ait portés, j’en suis encore en doute. » I, 25 (pp 203-204)

Montaigne propose une première hypothèse pour résoudre ce problème : l’esprit savant n’est pas adapté à la vie pratique :

« Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur, et les lampes de trop d’huile ; aussi l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière, lequel, saisi et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler ; et que cette charge le tienne courbe et accroupi. » I, 25 (p 204)

Pour tester son hypothèse, Montaigne oppose le philosophe et le pédant. Un philosophe peut aussi être l’objet de moquerie. On pense immédiatement à l’anecdote à propos de Thalès et de la servante. Aussi le savoir, la science, ne paraissent-ils pas adaptés à la vie concrète, précisément à cause de sa nature spéculative.

Mais une difficulté vient immédiatement s’opposer à la validité de cette hypothèse. Les philosophes ne sont pas inaptes à l’action comme le sont les pédants. Montaigne se réfère à Archimède et ses inventions qui ont étonné ses contemporains. Le savoir ne paraît donc pas opposé à la grandeur de l’âme : « si quelquefois on les mis à la preuve de l’action, on les a vus voler d’une aile si haute, qu’il paraissait leur cœur et leur âme s’être merveilleusement grossie et enrichie par l’intelligence des choses. » (p 205)

Et il oppose le philosophe et le pédant :
« On enviait ceux-là comme étant au-dessus de la commune façon, comme méprisants les actions publiques, comme ayant dressé une vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’usage. Ceux-ci on les dédaigne, comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme traînant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire. » I, 25 (p 205)

Il n’y a pas de divorce entre le savoir et l’action chez les savants. Cette séparation est propre au pédant. Il embrasse alors une nouvelle solution spécifiquement adressée au pédant. La science n’est pas la source de la bêtise, mais le rapport de ces individus à la science est mauvais :
« Je quitte cette première raison, et crois qu’il vaut mieux dire que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences ; et qu’à la mode de quoi nous sommes instruits, il n’est pas merveille si ni les écoliers, ni les maîtres n’en deviennent pas plus habiles, quoiqu’ils s’y fassent plus doctes. » I, 25 (p 206)

Montaigne identifie trois causes qui peuvent produire le pédantisme :
1) Elle est le résultat de notre mauvaise éducation (de l’éducation humaniste) : « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne vise qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » (p 206) ; « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » (p 206). On est étonné de voir que la critique de l’éducation humaniste se fait précisément au nom d’un idéal humaniste. Il semblerait que l’humanisme des Renaissants se soit détérioré en adoration des livres des Anciens.

2)
Les connaissances ne sont pas transformées et « digérées » par le moi : « Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquée à leurs petits, ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. » (pp 206-207). La critique à l’égard de la scholastique est réemployée à l’égard de l’humanisme (cf 2-a)

3) La condition d’une digestion du savoir est d’avoir une âme « bonne » : « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchais tantôt, serait-elle point aussi de là : que notre étude en France n’ayant quasi autre but que le profit, moins de ceux que nature a fait naître à plus généreux offices que lucratifs, s’adonnant aux lettres, ou si courtement (….), il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout à fait à l’étude, que les gens de basse fortune qui y quêtent les moyens à vivre. Et de ces gens-là les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exempte du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pour donner le jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables. (…) Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. » (pp 212-213). Nous sommes très loin de l’image d’Épinal d’un Montaigne libéral…

Le plus important, pour Montaigne, est d’être « égocentré », de cultiver le moi. Un savoir qui ne prend pas le moi pour fin est le début de la bêtise.

C’est bel et bien une critique de l’humanisme dégénéré en étude livresque au nom de l’humanisme des Renaissants. La question essentielle est celle du « vivre conformément au bien » ou celle de la vertu (critique de la pédagogie). Or l’accumulation des connaissances ne permet de pas de répondre à cette question. Elles sont inutiles pour vivre conformément au Bien et transformer l’homme.

Cela revient à dire que si l’on définit l’humanisme comme un retour vers les Anciens, quoi qu’on en pense, Montaigne n’est pas un humaniste. Mais si l’on définit l’humanisme comme une doctrine qui remet l’homme au centre de son savoir, alors Montaigne est un humaniste. C’est bien pourquoi Montaigne peut critiquer l’adoration des Anciens et continuer à aimer les Belles-Lettres, les humanités. Car l’amour des Anciens est toujours subordonné à la place centrale du moi et de l’homme. Le savoir est subordonné à la vie des hommes.

b) L’étude du moi :

L’unité des Essais repose donc entièrement sur le projet de la transformation et de la connaissance du moi et de l’homme :

« J’ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi. » (III, 8)

« C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de mêmes airs que ses agitations. (…) Il y a plusieurs années que j’ay que moi pour visées à mes pensées, je ne contrôle et n’étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. (…) Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité. » (II, 6).

Sans cette connaissance et cette transformation du moi et de l’homme, les autres connaissances ne sont que du bavardage, y compris la connaissance des Anciens.




Bibliographie:

Cassirer (Ernst), Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol 1 (1ère édition, allemand, 1906), Cerf, Paris, 2004.
Curtius (Ernst Robert), La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Presses Universitaires de France, Paris, 1956 (1ère édition, en allemand, 1947).
Érasme, Colloques, trad. et prés. Etienne Wolff, 2 vol., Imprimerie Nationale, Paris 1992.
Montaigne, Essais, 3 vol., Folio Gallimard, Paris.

Creative Commons License
Montaigne et l'Humanisme (I): La Science by Mikolka est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d'Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France.



Friday 16 January 2009

L'Innéisme psychologique (II): Chomsky et l'histoire de la linguistique

Le travail linguistique de Chomsky a deux pans : 1) des recherches sur la langue humaine ; 2) une défense de l’importance du rationalisme ou du nativisme psychologique dans l’histoire des idées. Dans un billet précédent, j’ai essayé de donner quelques aperçus sur le premier pan. Je voudrais maintenant présenter le second pan de son travail, à travers un « commentaire » de son ouvrage La Linguistique cartésienne.

Le point de départ est le suivant : le nativisme psycholinguistique est une tradition philosophique et scientifique. La question qui se pose est celle du statut des travaux passés face à la recherche contemporaine : sont-ils, sur tous les aspects, erronés ? sont-ils incomplets ? comportent-ils des intuitions qui peuvent être développées ? certaines affirmations qui ne pouvaient être appuyées par l’expérience alors peuvent-ils aujourd’hui être inscrit dans des protocoles expérimentaux ?

La thèse selon laquelle ces travaux sont inutiles et erronés est, selon Chomsky, bien répandue dans la « linguistique moderne », autrement dit, au sein du courant béhavioriste : « …aujourd’hui encore, on méconnaît largement ces contributions du passé, ou on les considère avec un mépris non dissimulé. » (p 15).

La thèse de Chomsky est en opposition avec la volonté de rupture introduite par le béhaviorisme. Il soutient que la recherche actuelle peut tirer des bénéfices considérables de son passé : cet héritage, c’est son tremplin. La recherche contemporaine peut s’appuyer sur les études passées pour faire progresser l’étude du langage.

A) La linguistique cartésienne et son histoire, selon Chomsky :

a) Le classicisme cartésien ou le point de départ de l’histoire du rationalisme :

Le début de la linguistique traditionnelle et rationaliste correspond au début de la science moderne. On la trouve formulée chez Descartes et chez les cartésiens.

Lettre de Descartes à Henry More, de 1649 (citée page 24) : « … bien que toutes (les bêtes) nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim ou d’autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’une véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix soit par les gestes, quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la parole et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes. »

La linguistique cartésienne hérite de l’ontologie et de l’épistémologie cartésienne. Pour expliquer le comportement animal, Descartes trouve suffisant de postuler que les animaux sont des automates, des machines, réglées par la causalité.

Le langage animal ne peut donc être qu’automatique. Pour l’expliquer, il suffit de comprendre ce qui a causé l’émission de la voix ou le mouvement. Cette explication par les causes est satisfaisante, aux yeux de Descartes, puisque le langage animal est conçu comme une réponse à un ou plusieurs stimuli.

Mais cet externalisme épistémologique et cet antimentalisme ne sont pas suffisants pour expliquer le langage humain. L’homme a des capacités uniques qui ne peuvent pas être expliquées de la même manière. Le langage de l’homme est indépendant des stimuli : l’homme peut innover, peut se soustraire de ses impulsions, peut métacommenter son langage…
« Le lieu où s’exprime la différence essentielle entre l’homme et l’animal est le langage humain, et en particulier la capacité qu’a l’homme de former de nouveaux énoncés qui expriment des pensées nouvelles, adaptés à des situations nouvelles. » (pp 18-19.)

La place du langage est essentielle : c’est parce que certaines créatures disposent du langage et que d’autres n’en disposent pas que Descartes introduit une bipartition dans le monde des créatures ; et c’est parce que certaines créatures manifestent des capacités linguistiques réelles que d’autres créatures douées d’un esprit peuvent reconnaître en celles-là des créatures ayant un esprit. Le langage, découlant des capacités uniques de l’homme, permet aux hommes de se reconnaître en tant qu’homme. Il est un signe de la communauté humaine ou de l’unité de son espèce.


b) L’Aufklärung :

L’Aufklärung hérite de la linguistique cartésienne telle qu’elle est formulée chez Descartes et chez les cartésiens (notamment Cordemoy). Chomsky commente les travaux de W. Humboldt pour présenter l’héritage de la linguistique cartésienne à l’âge des Lumières.

« Pour Humboldt, toute description adéquate du langage doit remonter au système fini de principes génératifs qui déterminent les éléments linguistiques particuliers ainsi que leurs relations, et qui sont à la base de la variété infinie des actes linguistiques que l’on peut accomplir de façon significative. » p 45

Pour Humboldt comme pour Descartes, une explication satisfaisante du langage humain ne peut pas satisfaire d’aspects mécanistes et doit prendre en compte ce qui sous-tend les actes effectués dans un langage. Le langage est un organe de la pensée et c’est en expliquant la pensée, l’esprit, qu’on explique le langage.

Humboldt précise que tout n’intéresse pas le langage qui se trouve dans la pensée. Seul ce qui concerne la forme est pertinent :

« Il y a un facteur constant et uniforme qui sous-tend ce « Travail de l’Esprit » ; c’est ce facteur que Humboldt appelle la « Forme » du langage. Dans le langage, sont seules fixes les lois sous-jacentes de la génération des phrases. L’étendue et le caractère de l’intervention de ce procès génératif dans la production effective de la parole (…) demeurent entièrement indéterminés (…).
Le concept de Forme comprend les « règles syntactiques » aussi bien que les règles de « morphologie lexicale » et les règles de formation des concepts qui déterminent la classe des « substantifs ». » (p 42)

Ainsi les « principes génératifs qui déterminent les éléments linguistiques » sont les lois qui régissent la syntaxe, la morphologie et la sémantique. Ces principes se retrouvent à la base de toutes les langues. Ils sont communs à toutes les langues, autrement dit, ils sont« universels ».
Humboldt insiste sur un aspect moins important chez Descartes : ces principes sont « génératifs », c’est-à-dire qu’ils permettent d’engendrer un nombre indéfini de phrases.


c) Le romantisme :

Le romantisme sera particulièrement sensible à ce dernier aspect. Certes, le romantisme insistera aussi sur l’indépendance du langage humain à l’égard des stimuli :

« Herder ne considère pas tout la raison comme une « faculté de l’esprit » ; il la définit plutôt comme l’indépendance face au contexte des stimuli ; il essaie de montrer comment cet avantage naturel autorise (…) les hommes à développer le langage. » (pp 34-35)

Mais l’indéfinité de la production des phrases, c’est-à-dire la dimension créatrice de l’esprit humain est ce qui retient le plus son attention :

A W Schlegel établit cette distinction (entre la forme organique et la forme mécanique) comme suit :

"La forme est mécanique quand elle est communiquée par une force extérieure à n’importe quel matériau, comme une addition accidentelle, sans tenir compte de ses qualités ; ainsi, lorsque nous donnons une forme précise à une masse malléable afin qu’elle puisse la conserver après avoir durci. Rappelons-le, la forme organique est innée ; elle se déploie de l’intérieur, et acquiert ses particularités avec le développement parfait du germe.
Et Coleridge paraphrase en ces termes :
Il y a forme mécanique, quand nous communiquons à n’importe quel matériau donné une forme pré-établie, qui n’est pas nécessairement due aux propriétés de ce matériau ; ainsi, quand nous donnons à une masse d’argile la forme qu’il nous plaît de lui voir conserver une fois durcie. En revanche, la forme organique est innée ; elle prend corps et se développe de l’intérieur, et la plénitude de son développement ne fait qu’un avec la perfection de sa forme extérieure. Telle est la vie, telle la forme. La Nature, artiste suprême et bienveillant, aux pouvoirs divers et inépuisables, est également riche de formes inépuisables –chaque extérieur est la physionomie de l’être en son dedans- sa véritable image reflétée et projetée hors du miroir concave. » (pp 45-46)

Unité entre la source de la forme organique son produit. Analogie entre l’artiste et la Nature. Diversité et indéfinité des produits. La dimension créatrice de l’esprit est articulée à une théorie esthétique. Et l’indéfinité de l’engendrement des phrases est le reflet des possibilités de l’esprit.


d) La catastrophe béhavioriste ou la rupture dans l’histoire des idées :

Puis vient la grande catastrophe ou l’élément perturbateur dans la narration de ce conte sur le monde enchanté de la linguistique cartésienne : la « linguistique moderne » ou la linguistique béhavioriste.

« Mise en exergue, souvent citée, la remarque de Whitehead (« On peut décrire de façon brève et suffisamment exacte la vie intellectuelle des races européennes durant les dernières deux vent vingt-cinq années en disant qu’elles ont vécu sur le capital accumulé des idées que leur léguait le génie du XVIIe siècle. » A. N. Whitehead, Science and the Modern World. Cité en exergue, p 13) fournit une base utile pour une discussion sur l’histoire de la linguistique dans la période moderne. En ce qui concerne la théorie de la structure du langage, le jugement s’applique bien au XVIIIe et au début du XIXe siècle. En revanche, la linguistique moderne s’est délibérément dissociée de la théorie linguistique traditionnelle ; elle a tenté de construire une théorie du langage entièrement nouvelle et indépendante. Les linguistes professionnels se sont en général peu intéressés aux contributions apportées à la théorie linguistique par la tradition européenne antérieure ; ils se sont occupés de sujets forts différents, à l’intérieur d’un cadre intellectuel impropre à les rendre sensibles aux problèmes qui avaient suscité les études linguistiques plus anciennes, et mené aux résultats atteints jusqu’alors ; aujourd’hui encore, on méconnaît largement ces contributions du passé, ou on les considère avec un mépris non dissimulé. » p 15

Dans Réflexions sur le langage (chapitre 1), les caractéristiques de la linguistique béhavioriste sont : 1) l’environnement est le facteur déterminant ; 2) l’esprit est le produit de son histoire ; 3) il n’y a pas de capacité pré-spécifiée, mais une capacité générale d’apprentissage et de connaissance.

Avec ces caractéristiques, on comprend que la linguistique moderne ait voulu faire table rase de son passé et ne puisse utiliser les travaux de ses prédécesseurs. 1) La détermination du langage par l’environnement nous renvoie à la conception mécaniste du langage en termes de réponse à un stimulus ; 2) La production a posteriori de l’esprit humain est en contradiction directe avec la dimension a priori de l’esprit dans la linguistique cartésienne ; 3) l’absence de pré-spécification de l’esprit contredit l’importance de la forme de l’esprit dans la linguistique cartésienne.

Toutefois, Chomsky surestime la violence de la rupture dans l’histoire de cette science. On ne peut pas ne pas être frappé, à la lecture de ce livre, par la volonté de Chomsky de vouloir représenter cet épisode comme un « cheveux sur la soupe », étranger à l’histoire des idées et tout à fait hors de propos. Certes, Chomsky ne veut que présenter la linguistique cartésienne, mais il ne peut pas en tirer la conclusion qu’elle fut la seule linguistique de l’histoire. Elle fut constamment débattue. L’opposition entre le rationalisme et l’empirisme est constitutive de l’histoire de la linguistique. F. Cowie, dans What’s Within ? Nativism Reconsidered (Oxford University Press, 1998 ; à noter qu’une réponse de Fodor est disponible sur sa page personnelle) a le mérite de montrer cette opposition dans une partie du débat.



B) Nativisme psychologique, linguistique contemporaine et linguistique cartésienne :

a) La critique de la linguistique cartésienne par la linguistique chomskyenne :

Il y a deux types de critique : celles qui portent sur des œuvres attribuables à un auteur ; celles qui portent sur la linguistique cartésienne de manière générale.

*Critique spécifique à un auteur :

Je retiens celle qui est adressée à Humboldt.

« En dépit de tout l’intérêt qu’il porte ainsi à l’aspect créateur du langage et à la forme en tant que procès génératif, Humboldt ne va pas jusqu’à affronter la question essentielle : quel est le caractère exact de la « forme organique » dans le langage ? Il n’essaie pas, me semble-t-il de construire des grammaires génératives particulières ou de déterminer le caractère général de ces systèmes, le schéma universel auquel se conforme toute grammaire. » p 54

Le langage, chez Humboldt, c’est l’opposition entre des formes fixes et une force créatrice. Les formes fixes sont les règles de la génération des phrases. La force créatrice, c’est celle de l’esprit. Le langage, c’est l’activité de ployer les formes fixes, constantes, aux volontés de l’esprit. Le langage est donc un medium grâce auquel l’esprit tente d’exprimer son vécu face à des situations inédites.

On a vu plutôt l’opposition entre la forme mécanique et la forme organique. La forme mécanique est une addition accidentelle à un matériau. La forme organique est innée, se développe automatiquement et indépendamment du reste, mais en harmonie avec ce qui est son matériau. Le langage est une forme organique.

Mais Chomsky reproche à Humboldt d’avoir laissé indéterminées ces règles génératives. Je rappelle qu’une grammaire est dite « générative » si l’ensemble des règles définit récursivement un ensemble d’objets ou si le premier « engendre » le second. Certes, on sait que la forme organique comprend des règles syntactiques, des règles de morphologie lexicale et des règles sémantiques. Et Chomsky fait un rapprochement éclairant entre le concept de Urform chez Goethe et le concept de forme organique chez Humboldt pour comprendre ce dernier. Mais le concept de Urform est assez mystérieux : c’est une condition de possibilité biologique, une manière d’unifier et d’expliquer l’ensemble des manifestations du vivant, qui fut postulée lors de ses recherches sur les plantes. Mais expliquer le mystérieux par le mystérieux ne nous avance pas beaucoup.

*Critique générale adressée à la linguistique cartésienne :

« Mais il y a une critique plus sérieuse à faire : la tradition de la grammaire philosophique se limite trop à une simple description des faits –elle est insuffisamment « raisonnée » ; en d’autres termes, il me semble que les fautes (ou les limites) de cette œuvre sont exactement le contraire de celles que la critique moderne lui a imputées. Les grammairiens philosophes réfléchissaient sur un vaste ensemble d’exemples particuliers ; pour chaque exemple, ils essayaient de montrer quelle structure profonde est sous-jacente à la forme de surface, et exprime les relations entre les éléments qui en déterminent le sens. (...). A lire ces œuvres, on est constamment frappé par le caractère ad hoc de l’analyse, même quand elle semble correcte au niveau des faits. On y propose une structure profonde qui véhicule effectivement le contenu sémantique, mais le fondement de cette sélection (au-delà de la simple correction des faits) n’est généralement pas formulé. Ce qui manque, c’est une théorie de la structure linguistique qui soit articulée avec assez de précision, et qui soit suffisamment riche pour supporter le poids de la justification. » (pp 92-93)

L’attaque ne porte pas sur la validité des résultats obtenus, mais sur la méthodologie employée par la linguistique cartésienne. Les linguistes de la tradition cartésienne cherchent à découvrir la structure profonde sous-jacente à la structure de surface et les liens qui relient l’une à l’autre. La structure profonde est ce qui détermine le contenu sémantique attribué à une phrase. La structure de surface est ce qui détermine la forme phonétique de la phrase.
Chomsky reproche à la linguistique cartésienne de ne pas être assez rationnelle, c’est-à-dire de ne pas formuler explicitement la méthode qui permet mécaniquement de décider entre les structures profondes quand il s’agit de découvrir une structure profonde et son lien à une structure de surface. Il lui manque une sorte d’ « algorithme ».

Cet « algorithme » ne peut être, selon Chomsky, qu’une « hypothèse de base sur la nature générale du langage » (p 93), au sens où une théorie du langage permettrait de justifier la distribution des relations entre les structures profondes et les structures de surface. Je crois que l’hypothèse sur la nature générale du langage désigne certains états mentaux ou certaines capacités mentales fonctionnellement spécifiées par la maîtrise du langage.
Chomsky profite de cette critique pour s’en prendre encore une fois à l’empirisme. Il lui reproche de n’avoir pas compris la grammaire cartésienne. Son objection serait fausse. Mais on imagine que si les empiristes ont reproché à la linguistique cartésienne d’être trop raisonnée, alors l’empirisme souffre plus encore que cette dernière de l’absence de rationalité. On voit donc que Chomsky s’en prend autant à la linguistique moderne qu’à la linguistique cartésienne. Les deux souffrent cruellement de l’absence d’une hypothèse sur la nature du langage.

La critique effectuée par Chomsky ne remet pas en question fondamentalement le projet de la linguistique cartésienne. Ces critiques ne mettent en évidence que des défauts, des imperfections.

C’est pourquoi on peut interpréter la linguistique chomskyenne comme un prolongement ou un perfectionnement de la linguistique cartésienne.


b) Continuité entre la linguistique cartésienne et la linguistique chomskyenne :

Les affinités entre les deux linguistiques sont très nombreuses. Je n’en souligne que deux.

*Continuité thématique :

L’objet de la linguistique cartésienne, c’est ce qui sous-tend la dimension effective du langage :

« Selon la doctrine qui est au centre de la linguistique cartésienne, les traits généraux de la structure grammaticale sont communs à toutes les langues et reflètent certaines propriétés fondamentales de l’esprit. C’est cette hypothèse qui a conduit les grammairiens philosophes à se concentrer sur la grammaire générale plutôt que sur la grammaire particulière, et c’est elle encore qui s’exprime dans l’idée de Humboldt selon laquelle une analyse profonde révélera une « forme de langage » commune et sous-jacente aux différences nationales et individuelles. Il existe donc des universaux linguistiques qui imposent des limites à la diversité du langage humain. L’étude des conditions universelles qui prescrivent la forme de tout langage humain la « grammaire générale ». Ces conditions universelles, on ne les apprend pas ; elles fournissent plutôt les principes d’organisation qui permettent d’apprendre une langue, et qui doivent exister pour que l’on passe des données au savoir. Attribuer de tels principes à l’esprit et en faire une propriété innée permet de rendre compte d’un fait tout évident : le locuteur d’une langue sait beaucoup de choses qu’il n’a pas apprises. » (p 96)

On retrouve les thèses principales de la linguistique chomskyenne :
1) L’innéité de la capacité linguistique.
2) La capacité linguistique est la condition nécessaire pour apprendre et maîtriser le langage.
3) L’ensemble des propriétés qui constituent la capacité linguistique est l’ensemble des universaux.
4) On reconnaît l’argument de la pauvreté du stimulus.
En bref, le véritable objet des linguistiques cartésienne et chomskyenne, c’est une capacité imputable à un esprit.

*Continuité conceptuelle :
« En bref, le langage [dans la Grammaire de Port-Royal] a un aspect interne et aspect externe. On peut étudier une phrase à partir de la façon dont elle exprime une pensée ou à partir de sa forme physique, en d’autres termes, du point de vue de l’interprétation sémantique ou du point de vue de l’interprétation phonétique.
Pour user d’une terminologie récente, nous pouvons distinguer « la structure profonde » d’une phrase de sa « structure de surface ». La première est la structure abstraite et sous-jacente qui détermine l’interprétation sémantique ; la seconde est l’organisation superficielle d’unités qui détermine l’interprétation phonétique et qui renvoie à la forme physique de l’énoncé effectif, à sa forme voulue ou perçue. » (p 62)

Il semblerait que la linguistique cartésienne ait trouvé chaussure à son pied dans le cadre conceptuel de la linguistique chomskyenne, puisque la traduction des aspects interne et externe en structure profonde et de surface ne semble poser aucun problème. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres des « traductions » opérées par Chomsky.

c) Chomsky et Humboldt :

Le dernier aspect que je voudrais évoquer est celui de l’affinité entre Chomsky et les auteurs qu’il étudie. Y a-t-il un auteur qui semble retenir plus particulièrement l’attention de Chomsky ?

Un indice nous met sur la piste : l’auteur auquel il consacre le plus de pages est probablement Humboldt. Vient s’ajouter le fait que la description de la théorie linguistique de Humboldt présente beaucoup de similarités avec la théorie de Chomsky : la priorité du génétique ; l’identification de la théorie linguistique à l’analyse des compétences linguistiques… Mais l’un des arguments, à mes yeux, les plus déterminants est l’analyse des conséquences politiques de la théorie linguistique de Humboldt :

« Finalement on remarquera que la conception du langage doit être chez Humboldt mis en rapport avec les écrits touchant la théorie sociale et politique, et avec le concept de nature humaine qui en constitue le fondement. On a dit de Humboldt qu’il était « le représentation le plus éclatant en Allemagne » de la doctrine des droits naturels et de l’opposition à l’État autoritaire. Sa dénonciation du pouvoir excessif de l’État (et de toute foi dogmatique) a pour base un plaidoyer en faveur du droit humain fondamental de développer pour chacun son individualité propre, à travers une activité créatrice significative, et une pensée sans entraves… » (p 49)

Il est difficile de ne pas faire un rapprochement entre la pensée politique de Humboldt et l’autre pan de la réflexion de Chomsky : le militantisme politique. Les opinions de Chomsky sont bien connues : critique de l’autoritarisme, défense de la liberté d’expression, dénonciation de la prétention des États…

La pensée de Humboldt paraît être donc une source importante pour la genèse de la pensée de Chomsky.


Noam Chomsky, La Linguistique cartésienne, un chapitre de l’histoire de la pensée rationaliste, in La Linguistique cartésienne, suivi de La Nature formelle du Langage, trad Delanoë et Sperber, Seuil, Paris, 1969.
Noam Chomsky, Cartesian Linguistics : A Chapter in the History of Rationalist Thought, Harper and Row, New York, 1966.



Creative Commons License
L'innéisme psychologique: Chomsky et l'histoire de la linguistique by Mikolka est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d'Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France.