Tuesday 11 February 2014

Le Mouvement et le centre de gravité flottant [The Russian System Guidebook, 1996] Vladimir Vasiliev

Différence avec les styles orientaux

Bien sûr, il n’y a ni rituels ni courbettes dans l’art martial russe. On peut serrer la main à son partenaire, mais ce n’est pas une salutation formelle.
On peut aussi sourire ou rire durant un sparring. En fait, le sparring est plutôt vu comme une exhibition dans l’art martial russe. Il n’est vraiment pas pris au sérieux. Le sparring devrait être accompli avec une énergie positive, en accord la philosophie générale russe. On respecte son partenaire.
Et après tout, si on est mortellement sérieux pendant un entraînement, comment restera-t-on vraiment sérieux quand une menace se présentera réellement devant soi ? La philosophie de l’art martial russe affirme que si on prend la vie et l’entraînement toujours au sérieux, alors on sera incapable de ou trop fatigué pour faire le /15/[pagination de l'original] changement de comportement nécessaire pour réagir face à une situation vraiment sérieuse.
Beaucoup d’arts martiaux traditionnels sont vraiment sérieux cependant. Les combattants ont l’air dur. Les rires et les blagues sont rares voire inappropriées. Les visages prennent une expression tendue ou sévère.
Les mouvements sont chorégraphiés. Si un opposant fait une action particulière, alors on va répondre avec une action spécifique et préétablie. On n’aura aucune versatilité. Mais si on prend le sparring comme un jeu, comme c’est fait dans l’art martial russe, alors on pourra agir avec intuition et liberté dans le mouvement. Cet aspect est essentiel pour une exécution correcte dans le système russe.
Il y a aussi les techniques de la « respiration orientale » que les autres arts martiaux utilisent. Tout ce relâchement d’air et d’énergie pour chaque coup, cette expulsion d’air, cela ne permet pas à l’entraînement d’être amusant ou comme un jeu. De même, les arts orientaux ont localisé un endroit autour du nombril appelé dantian. Il est considéré comme « la mer de la respiration interne », ou l’endroit où toute l’énergie interne, le chi ou le qi s’accumule.
Le style russe reconnaît aussi un point similaire dans le plexus solaire, juste derrière l’estomac, mais ce n’est pas une simple collection de points. Cette zone comprend un système puissant et interconnecté de terminaisons nerveuses, auquel les physiologistes se réfèrent souvent sous le terme de « cerveau de l’abdomen ». Ces terminaisons nerveuses sont une partie du système nerveux sympathique qui transmet des impulsions qui activent des réponses physiologiques aux organes internes. Quand le corps fait l’expérience d’une augmentation de l’intensité de l’activité ou d’une situation d’urgence, le système sympathique est stimulé.
Les terminaisons nerveuses du plexus solaire ont leur propre accès aux organes internes. Le plexus solaire agit ainsi comme une sorte d’approvisionneur d’énergie électrique aux organes internes, aux vaisseaux sanguins, aux glandes, et aux contractions musculaires pendant les périodes de stress. Là où le dantian oriental sert de réservoir, le plexus solaire russe est en interaction avec tout le corps. Encore une fois, cela coïncide avec le principe de liberté de mouvement, si important dans l’art martial russe.

L’importance de la mobilité

Le dantian représente aussi le centre de gravité d’une personne dans les arts martiaux traditionnels. Les combattants dans les écoles orientales sont plus en contact avec le sol. Ils ont tendance à prendre des positions fixes et stables. Cela vient de la nature de la vie dans les montagnes où ces arts ont leur origine. /16/
Rappelez-vous que la géographie et le climat, et la réponse biophysique donnent forme à la tactique pour un art martial spécifique. Dans les montagnes, les gens vivent et bougent de manière à minimiser les effets des intenses rayons ultraviolets et des vents perçants. En l’absence de chaise dans la vie quotidienne, les gens squattaient et s’asseyaient en croisant les jambes. Trouver un centre de gravité bas, pour améliorer la stabilité contre les éléments, était nécessaire.
Les conditions européennes étaient différentes. Le besoin de stabilité n’était pas aussi présent, et cela conduisit à un principe d’arts martiaux nouveau, « la mobilité ». Là où le centre de gravité bas procurait de la stabilité, le centre européen de gravité plus élevé procurait une plus grande mobilité. Dans le système russe, ce n’est pas la stabilité, mais la continuité de mouvement qui nous rend plus efficace.
Il est aussi important de noter que les arts martiaux orientaux se concentrent culturellement sur l’imitation des animaux. On croit que, si une personne imite le comportement des animaux dans ses mouvements, cela la rapprochera de la nature.
Mais le monde des hommes est vraiment différent du monde des animaux. De cette manière, ces mouvements ressemblants à ceux des animaux dans les arts orientaux ne s’accordent pas avec le style des mouvements humains. En fait, ils limitent ou entravent les mouvements naturels. Ce n’est pas bon pour le système russe. /17/
Dans la nature, chaque être a son identité. Un lapin par exemple, ne pourra pas jouer avec succès le rôle du loup. De même, un humain ne peut pas jouer le rôle d’un serpent ou d’un dragon. Cela perturbe les voies de la nature et le mouvement naturel sur lesquels nous nous reposons.

Les fondements du mouvement naturel

Les arts martiaux traditionnels ne sont pas vraiment spontanés. Ils reposent sur des habitudes de stimuli et de réponses. On apprend aux pratiquants que lorsqu’une attaque avec un bâton arrive selon un certain angle, on doit utiliser une réponse spécifique et prédéterminée, ou un blocage. Le contenu de l’apprentissage est « S’ils font ça, tu fais ça. » « S’ils arrivent sur toi de cette manière, tu bloques de cette manière ».
Mais ce n’est vraiment pas pratique. Et ce n’est pas bon non plus pour une personne qui n’a jamais eu à faire face à une attaque réelle. En effet, le principe n’a pas l’air de faire sens. Si quelqu’un attaque avec une batte de baseball lors d’un vrai combat, on n’utilisera pas un blocage. Sinon il y aurait de bonnes chances d’y laisser son bras.
Ce qui importe est d’apprendre quelle serait notre réponse naturelle à cette attaque. Même si cela a l’air illogique étant donné qu’on doit contrôler la peur, il est aussi important de faire l’expérience de la peur pour voir comment on réagit naturellement à une frappe.
Tout au début de mon entraînement aux SOU, toutes les recrues furent alignées et l’instructeur nous frappa l’un après l’autre de manière inattendue. Chaque personne a réagi de manière différente. Ils ont accompli des mouvements du corps différents pour s’échapper au même type de frappe. Chaque personne était unique par sa réaction.
On est né avec cette « réaction naturelle » et il est essentiel d’en devenir conscient quand on apprend le système russe. Nous devions savoir comment nous réagirions naturellement quand la réalité surviendrait. Chaque soldat devait apprendre à construire ses capacités de combat à partir de ses réactions naturelles. La technique s’appuyait en dernière instance sur ces premières réactions naturelles.
On fait la même chose dans ma classe. Quand un nouvel étudiant arrive on va l’attaquer, par exemple, avec un couteau à vitesse réelle pour voir comment il réagit. Il bougera spontanément d’une manière particulière.
Attirer son attention sur son mouvement l’aidera à prendre conscience de sa /18/ réaction naturelle. Il peut sauter, se pencher en arrière, plonger ou se couvrir. Tout mouvement est virtuellement acceptable. L’aspect important à retenir est que chaque personne réagit différemment et que ces réactions différentes sont des clés pour élaborer une défense.
On apprend ensuite à l’étudiant à construire quelque chose à partir de ce mouvement naturel. De cette manière, on ne s’oppose pas à son mouvement naturel, mais on l’utilise à son avantage. Si sa réaction naturelle est de se pencher en arrière, par exemple, il pourra trouver utile de lever son bras pour intercepter le couteau.
Alors que ce bras s’est levé naturellement pour créer un effet d’équilibre, il peut aussi être utilisé pour frapper l’attaquant à l’épaule et le forcer à lâcher son couteau. Des séries de mouvements vont ainsi être pratiquées, découlant toutes de la réaction originale de la recrue et dans la continuité du mouvement naturel de son corps.
Bien sûr, il est aussi essentiel d’apprendre ce qu’est sa réponse naturelle pour s’en protéger dans les situations où elle peut nous mettre en danger. Par exemple, si un homme se trouvant sur un pont est attaqué, et que sa réponse naturelle est de sauter en arrière, il doit être conscient qu’il ne peut pas agir ainsi dans cette situation. S’il le fait, il tombera du pont et plongera dans la rivière. Encore une fois, la conscience de son corps et avec ce qui se passe autour de soi sont essentielles dans la maîtrise du système russe.
Quelle que soit notre réponse naturelle, apprendre à se mouvoir correctement est le premier but, depuis le départ, dans l’art martial russe. On doit être capable de mouvoir séparément chaque partie de son corps. Chaque épaule doit pouvoir être mue séparément par exemple. Il n’est pas nécessaire d’impliquer /19/ le corps entier. Le reste du corps reste ainsi relâché, alors qu’on meut la partie requise.

Le « centre de gravité flottant »

Encore une fois, pour maîtriser ce système, on doit être aussi capable de se mouvoir de telle sorte que nos membres et le reste de ton corps puissent se mouvoir de différentes manières simultanément. C’est une sorte de mouvement du corps en 3D.
Le principe en question ici est appelé le « centre de gravité flottant ». Le corps se balance en haut et en bas, pivote dans les trois dimensions simultanément. En même temps, il se meut comme un pendule. Le point de suspension du pendule est quelque part au-dessus de la tête. De cette manière, le bassin bouge toujours avant les épaules. Le bassin et les épaules pivotent sur leur axe horizontal et dessinent la figure du 8, qu’on étudie en profondeur pendant l’entraînement physique.
Se glisser dans le pendule est comme patiner sans autoriser tes pieds à quitter le sol. Garder les pieds enracinés dans le sol procure un maximum de puissance pour les mouvements des bras et des jambes.
Et en même temps, les bras et les jambes doivent être libres. Les jambes doivent rester légères et mobiles. Les mouvements des bras ne doivent pas reposer sur une posture ou un support venant des jambes. La puissance de frappe vient du bassin.
On ne devrait pas réfléchir à un coup particulier pour se défendre ou à la personne qui est en face de nous sur le moment, non plus. Quand le contact physique commence, le combat devrait être totalement inconscient. Il est impossible de développer à l’avance des techniques pour toutes les situations potentielles dans un combat, mais il est possible d’apprendre au corps à « penser ».
Par « penser », j’entends permettre au corps de trouver spontanément la solution à une situation inattendue. C’est pourquoi, dans le système russe, pendant les sessions d’entraînement, on ne devrait jamais organiser au préalable les attaques avec son partenaire.
Chaque mouvement devrait être dynamique et multifonctionnel. On ne devrait jamais bouger juste pour bouger. À tout moment, le corps entier devrait être perçu et utilisé comme un système complet. Bien qu’une partie du corps puisse se mouvoir alors que le reste demeure détendu, ils ne devraient jamais être isolés physiquement ou séparés psychologiquement des actions des autres parties. /20/
Une chose à se rappeler : il n’y a pas qu’une seule sorte de situation de combat. Elles sont toutes différentes et on doit être prêt pour n’importe laquelle. Un conflit peut avoir lieu la nuit ou le jour, au chaud ou au froid, sur un sol glissant ou dans un sable bourbeux, dans une forêt dense ou un jardin ouvert, dans un ascenseur, une voiture -virtuellement n’importe où.
Un conflit peut avoir lieu avec une seule personne ou avec plusieurs. Il peut être rapproché ou à distance. On peut être fatigué, malade ou blessé. Souvent il nous arrivera de combattre sans échauffement psychologique ou physique. On ne saura jamais dans quelles conditions la confrontation aura lieu.
Par ailleurs, On ne devrait pas considérer l’art martial russe comme un sport. Le but du combat à mains nues est de survivre dans des environnements extrêmes et imprévisibles. Les conflits réels n’ont pas lieu dans un salle de sport.
Il est aussi très important de ne pas tout donner, comme on peut le faire dans un concours sportif. Il faut qu’on réserve des forces pour survivre après sa victoire, se soigner, aider ceux qui en ont besoin, se sortir d’un piège ou accomplir ce qui est nécessaire.
Le système russe reconnaît qu’un combat peut aussi avoir lieu dans n’importe quelle position physique. Les recrues apprennent donc à se défendre dans une « posture de conversation ». Cela peut être n’importe quelle position dans laquelle ils peuvent se trouver à ce moment-là, y compris les positions assises et couchées. Nous étudions aussi comment nous défendre dans des positions communes dans lesquelles les bras et les jambes se trouvent dans une position inconfortable pour commencer un combat.
Les postures fixes et les poses menaçantes qu’on peut trouver dans les autres arts martiaux sont en contradiction avec le principe de la préparation immédiate nécessaire aux /21/ arts russes et à leur mise en valeur de la continuité du mouvement. Ces postures ne sont pas pratiques, c’est pourquoi aucune n’est incluse dans le système.
Comme l’a écrit un jour le maître d’arts martiaux Bruce Lee: « Les applications des techniques elles-mêmes ne servent pas à grand-chose dans le combat de rue. Il est difficile d’appliquer les principes du Kung Fu classique ou du karaté dans la vie. Dans des confrontations avec des opposants qui n’ont aucune connaissance des techniques des arts martiaux classiques, ces opposants ont des réactions et des comportements qui sont complètement imprévisibles. »
Dans un grand nombre de cours d’arts martiaux, on passe trop de temps à apprendre des poses irréalistes et des mouvements classiques qui n’ont plus aucune signification. Bien que cela puisse avoir une beauté particulière et que le rituel puisse être motivant, cela ne prépare pas les étudiants à un combat réel.
Cela ne signifie pas que ce type d’entraînement n’a aucune valeur. Il apporte une sorte d’ordre ou une structure interne et externe et une organisation de l’entraînement. Ces remarques ne devraient pas nous faire négliger l’importance des poses du corps et du langage corporel d’une quelconque façon. Le langage corporel nous dit beaucoup de choses sur un attaquant et ses intentions.
La manière dont on positionne son corps en réponse à une menace possible peut aussi apporter un grand avantage. Il peut être utile parfois d’exprimer de la faiblesse, une menace, de l’indifférence ou un trouble, avec son corps. Il est aussi très important d’être capable de prendre des postures inhabituelles ou inattendues. Mais tout de même, c’est le mouvement naturel, la réaction naturelle d’une personne à des situations imprévisibles, qui définit l’art martial russe. La plupart de ces réactions vient d’instincts de défenses innés.
Le fait qu’il n’y a pas deux combats de rue ou de situations de combat qui sont identiques s’accordent avec la philosophie du « mouvement naturel ». Il serait impossible de préparer et de mémoriser toutes les réponses possibles à une situation particulière. On ferait face à un nombre quasi infini de possibilités.
C’est pourquoi il est plus pratique et efficace de devenir consciemment attentif envers ses mouvements naturels et d’arriver à les comprendre /22/ et les utiliser comme les fondements d’un entraînement approfondi pour « apprendre à son corps à penser. »
Parce que les étudiants dans l’art martial russe ne préparent pas au préalable les frappes ou ne les répètent pas, le type d’attaque qui leur fait face au cours de l’entraînement devient rapidement indifférent. Dans le monde réel, ceci s’avère suprêmement pratique.


Vladimir Vasiliev & Ron Borland, The Russian System Guidebook, 1996, Optimum Training System, extrait du chapitre 4: l'entraînement des forces spéciales soviétiques.

Traduction @Mikolka
Disponible aussi sur le site de Systema Lyon.

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