Tuesday 20 January 2009

Montaigne et l'Humanisme (II): Religion, Théologie et Politique

L’humanisme, comme on l’a vu dans le dernier billet, est une réforme des connaissances pour rendre la vie de l’homme meilleur. Tous les champs du savoir ont été touchés, y compris la théologie. Montaigne fut attentif aux conséquences de l’humanisme sur la théologie. En effet, il traduisit (du latin au français) une œuvre d’un théologien, Raymond Sebond, et la partie des Essais la plus importante, du moins par son volume, est l’ « Apologie de Raymond Sebond » (II, 12).

Montaigne, comme on l’a vu, a tenté de critiquer l’humanisme comme adoration des Anciens au nom du rêve de la réforme des connaissances des la Renaissants. En dépit de son titre, l’ « Apologie de Raymond Sebond » n’a de l’apologie que le titre, car les réserves de Montaigne face à la théologie naturelle sont très marquées.

On vient de voir que Montaigne était un humaniste proche des idéaux de la Renaissance. Sa critique de la théologie naturelle est-elle en contradiction avec sa position sur la science ? Quelle est la position de Montaigne sur la théologie naturelle ?


1) La théologie naturelle : la doctrine de Raymond Sebond

Raymond Sebond (fin du XIVème à Barcelone-1436 à Toulouse) fut un médecin, théologien et philosophe. Il fut essentiellement connu pour sa Théologie naturelle, rédigée entre 1434 et 1436. Cette œuvre fut traduite par Montaigne.

a) La doctrine de Raymond Sebond :

Quelles sont les principales caractéristiques de la doctrine de Sebond ? Je m’appuie principalement sur la préface de la Théologie naturelle.

1) Elle repose sur la raison naturelle : « En outre, cette doctrine apprend tout à l’homme de voir à l’œil sans difficulté et sans peine la vérité, autant qu’il est possible à la raison naturelle, pour la connaissance de Dieu et de soi-même, et de ce de quoi il a besoin pour son salut, et pour parvenir à la vie éternelle… »

2) Elle est pédagogiquement supérieure : « Et n’est besoin que personne laisse à la lire ou apprendre par faute d’autre doctrine : car elle ne présuppose ni la Grammaire, ni la logique, ni un autre art libéral, ni la Physique, ni la Métaphysique, attendu qu’elle est la première… ». On remarquera que Raymond Sebond ne se prive pas de faire de la publicité avant l’heure : « Par ainsi cette doctrine est commune aux laïcs, aux clercs et à toute manière de gens : et si se peut comprendre en un mois sans peine. ». Elle précède tous les autres savoirs parce qu’elle ne présuppose qu’une seule chose : la conscience de soi.

3) Elle est première par son utilité : « Parce qu’elle instruit l’homme à se connaître soi-même, à savoir pourquoi il a été créé, et par qui il l’a été, à connaître son bien, son mal, son devoir, de qui et à qui il est obligé », « …cette doctrine apprend tout à l’homme de voir à l’œil sans difficulté et sans peine la vérité,… , pour la connaissance de Dieu et de soi-même, et de ce de quoi il a besoin pour son salut, et pour parvenir à la vie éternelle : elle lui donne grand accès à l’intelligence de ce qui est prescrit et commandé par les saintes Écritures, et fait que l’entendement humain est délivré de plusieurs doutes, et consent hardiment à ce qu’elles contiennent la connaissance de Dieu ou de soi-même », « Elle rend l’homme constant, humble, gracieux, obéissant, ennemi du vice et du péché, amoureux de la vertu, sans l’enfler pourtant ou l’enorgueillir pour sa suffisance. ». On retrouve les thématiques de la Renaissance : importance de la vertu, utilité du savoir… La doctrine veut rendre l’homme bon avant tout.

4) Elle est une science fondamentale : « …apprend-la devant toute autre chose, autrement à grand peine parviendras-tu à la perfection des sciences plus hautes : parce que c’est ici la racine, l’origine et les petits fondements de la doctrine appartenant à l’homme pour son salut. »

5) Elle transmet les connaissances de l’Église catholique : « En ce livre se découvrent les anciennes erreurs des païens et philosophes infidèles, et par sa doctrine se maintient et se connaît la foi catholique : toute secte qui lui est contraire y est découverte, et convaincue fausse et mensongère. »

6) Elle est humble : « Au reste, elle semble de premier abord méprisable et de néant : d’autant qu’elle a des commencements vulgaires et fort bas : mais elle ne laisse pas d’apporter un fruit grand et notable, à savoir la connaissance de Dieu et de l’homme : et d’autant qu’elle part de plus bas d’autant plus monte-t-elle et s’élève aux choses hautes et célestes. » On voit bien le contraste entre la dignité de son but et l’humilité de ses moyens.


b) Les projets de Sebond :

1) En insistant sur l’utilité de la doctrine et son efficacité sur la vertu de l’homme, il est clair que Sebond veut prendre en compte les apports de l’humanisme et transformer le champ de la théologie.

2) En utilisant la raison naturelle, il veut s’attaquer aux philosophes (les non-croyants) et aux hérétiques.

« Dieu nous a donné deux livres, celui de l’universel ordre des choses ou de la nature, et celui de la Bible. Celui-là nous fut donné en premier, et dès l’origine du monde : car chaque créature n’est que comme une lettre, tirée par la main de Dieu. De façon que d’une grande multitude de créatures, comme d’un nombre des lettres, ce livre a été composé : dans lequel l’homme se trouve, et en est la lettre capitale et principale. (…) Le second livre des saintes Écritures a été depuis donné à l’homme : et ce au défaut du premier : auquel (ainsi aveuglé comme il était) il ne voyait rien : si est ce que le premier est commun à tout le monde, et non pas le second : car il faut être clerc pour pouvoir le lire. En outre, le livre de nature ne se peut ni falsifier ni effacer ni faussement interpréter : par ainsi les hérétiques ne peuvent faussement l’entendre : et nul ne celui-là devient hérétique : là où il en va tout autrement de la Bible. » (Sebond, préface).

Le livre de la Révélation et le livre de la Nature sont les œuvres de Dieu, selon Sebond. La Bible a été donnée aux hommes parce qu’ils ne comprenaient pas le livre de la Nature. Mais le livre de la Nature a des avantages sur le premier. a) Il ne suppose pas d’instruction et de maîtrise de la lecture, à la différence de la Bible. b) Il n’est pas ambigu ou équivoque. c) Il est sous les yeux de tous, il est commun. Toutefois, Cassirer a raison d’affirmer les choses suivantes :

« La Theologica naturalis de Raymond de Sebond à laquelle s’attache Montaigne, a bien une manière propre de justifier et de développer ses idées, elle ne fait pourtant que reprendre le système fondamental de la conception médiévale de la vie. Pour lui, entre la révélation et la raison, il y a immédiatement unité et cohérence ; entre la nature et l’Écriture sainte, il doit y avoir totale concordance, puisque toutes deux contiennent de même façon des symboles et des représentations de l’essence divine. La tâche de la spéculation consiste seulement à amener à la clarté sans équivoque du concept et de la connaissance l’harmonie qui nous apparaît de façon brouillée dans le livre de la Nature. Toute recherche a pour but final la vérité divine… » Cassirer, op cité, p 138)

Mais puisque le livre de la Nature n’est pas équivoque, les hérétiques seront contraints de rentrer dans le droit chemin. Le problème de la Bible, de l’Ancien et du Nouveau Testament, est qu’elle prête à discussion. Il est possible d’avoir plusieurs interprétations possibles d’un même passage. Les techniques de l’interprétation de l’herméneutique (4 niveaux d’interprétation : littéral, allégorique ou mise en rapport de l’Ancien et du Nouveau testament, tropologique ou moral, anagogique ou eschatologique) visaient précisément à résorber les ambiguïtés de l’interprétation. En vain.

Puisqu’il peut être compris par tous rationnellement, les non-croyants seront contraints d’en reconnaître la vérité.


2) La relation de Montaigne à Raymond Sebond :

a) L’éloge de Sebond :

Comment Montaigne prit-il connaissance de l’œuvre de Sebond ?

« Il (Pierre Brunel) le lui (à son père) recommanda comme livre très utile et propre à la saison en laquelle il le lui donna ; ce fut lorsque les nouveautés de Luther commençaient d’entre en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance. En quoi il avait un très bon avis, prévoyant bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme. » Essais, II, 12.

Montaigne apprit l’existence des travaux de Sebond dans un contexte très précis : l’extension de la réforme luthérienne dans les pays catholiques. La famille de Montaigne subit les conséquences du luthérianisme, car certains membres se convertirent à la foi protestante. Sebond devait servir à la fois de rempart (affermir la foi des catholiques) et de cheval d’assaut (convertir à la foi catholique les protestants). Pour que cette œuvre soit utile, on (peut-être son père ?) demanda à Montaigne de la traduire.

Montaigne ne néglige pas de dire que la doctrine de Sebond a des effets bénéfiques : « Je connais un homme d’autorité, nourri aux lettres, qui m’a confessé avoir été ramené des erreurs de la mécréance par l’entremise des arguments de Sebond. » (II, 12).

On peut aller beaucoup plus loin et souligner les points communs entre la doctrine de Sebond et les thèses de Montaigne :
1) L’utilité : Montaigne et Sebond sont en accord sur cet aspect : la science doit être utile.
2) La vertu : Montaigne et Sebond sont aussi en parfaite harmonie sur ce point : la vertu est plus importante que les connaissances théoriques.
3) La pédagogie : Montaigne et Sebond mettent tout le deux au centre de leurs préoccupations la conscience de soi et le moi.


b) Les difficultés :

Mais Montaigne ne fut pas la dupe du projet de Sebond.

1) L’oeuvre de Sebond subit les foudres de la censure. Comment peut-on dire que son œuvre est humble quand elle dit pouvoir se soustraire aux Écritures ?

« … elle lui donne grand accès à l’intelligence de ce qui est prescrit et commandé par les saintes Écritures (…) c’est elle qui range, qui accommode et dresse les autres à une sainte fin, à la vraie vérité et à notre profit : Parce qu’elle instruit l’homme à se connaître soi-même, à savoir pourquoi il a été créé, et par qui il l’a été, à connaître son bien, son mal, son devoir, de qui et à qui il est obligé. » Si elle enseigne tout ce qui se trouve dans les Écritures, si elle a le même but que les Écritures, si elle est plus facile à comprendre que les Écritures, et si son rôle de fondement est plus évident que celui des Écritures, pourquoi irions-nous lire les textes sacrés ? Montaigne a très bien vu ce problème et a cherché à corriger le texte de Sebond en diminuant ses prétentions.

2) Comme le dit Cassirer, l’ « Apologie de Raymond Sebond » dissout l’unité naïve qui existe dans cet ouvrage entre l’idée de l’homme selon la Nature et l’idée de l’homme selon la Révélation. » (Cassirer, p 139) :

« Est-il possible de rien imaginer de si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, qui se dit maîtresse et impératrice de l’univers, duquel il n’est pas en puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » II, 12

Pour Montaigne, le Livre de la Nature n’est pas moins équivoque que le Livre de la Révélation. Autant dire qu’il n’est pas possible de réunir les hommes sur les principes naturels pour comprendre Dieu et s’unifier derrière l’Église catholique.

L’impossible de la connaissance du monde repose sur le raisonnement suivant. Le raisonnement de Montaigne est inverse à tout ce qui a pu se lire auparavant : du fait que l’homme fait partie du tout, on concluait que l’homme pouvait connaître le tout. Montaigne affirme au contraire que l’homme, en tant que partie ne peut comprendre le tout, car cela supposerait qu’il puisse avoir un point de vue global ou une connaissance infinie –qui, manifestement, n’est pas une propriété des hommes.

La nature ne met pas au centre de son univers l’homme, tandis que l’homme est coupé du reste du monde dans la vision théologique. Il est misérable selon l’une et un prince selon l’autre.
La conclusion de cette critique est très simple : Montaigne se moque de l’optimisme naïf de Sebond. Il ne suffit pas de s’appuyer sur la raison et la nature pour résoudre les problèmes posés par la religion. Au fond, Montaigne est en accord avec Sebond sur les fins, mais en désaccord sur les moyens. La question qui reste à résoudre est celle des moyens : par quels chemins Montaigne propose-t-il de résoudre les problèmes posés par la religion ?


3) Montaigne et la question de l’autorité :

Il faut insister sur le fait que ce n’est pas une simple question rhétorique ou une question dont les enjeux sont seulement théoriques.

Il faut insister sur le fait que ce n’est pas une simple question rhétorique ou une question dont les enjeux sont seulement théoriques. Je rappelle que la France est alors la proie des guerres de religion qui opposent les catholiques et les protestants.


a) Montaigne et l’Église catholique :

Pour étudier cette question, je propose d’analyser certaines parties de l’Essai I, 56, intitulé « Des prières ». Voici deux extraits de ce texte :

« Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses à débattre aux écoles ; non pour établir la vérité, mais pour la chercher. Et les soumets au jugement de ceux à qui il touche de régler non seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Également m’en sera acceptable et utile la condamnation comme l’approbation, tenant pour exécrable s’il se trouve chose dite par moi ignoramment ou inadvertament contre les saintes prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis né. Et pourtant, me remettant toujours à l’autorité de leur censure, qui peut tout sur moi, je me mêle ainsi témérairement à toute sorte de propos, comme ici. » (p 435, paragraphe introductif).

« Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais ; instruisables non instruisants ; d’une manière laïque, non cléricale, mais très religieuse toujours. » (p 442)

Le premier paragraphe a été ajouté dans l’édition de 1582, après que les Essais ont été corrigés par la censure de l’Église. Montaigne reconnaît l’autorité de l’Église en déclarant sa soumission aux jugements des autorités de l’Église. Le second extrait présente beaucoup de similarités avec le premier : est-il un rajout ? Je n’en sais rien.

Les censeurs pontificaux dénonçaient la conception de la prière de Montaigne. Ce dernier affirmait qu’il était nécessaire d’avoir l’âme pure pour prier.

Mais ce qui est remarquable, c’est que Montaigne, en dépit de la condamnation par les censeurs, maintient son texte. Il rajoute au moins un paragraphe, mais il ne corrige pas son texte, du moins ses déclarations sur la prière. Qui plus est, à la fin du paragraphe qui concerne la soumission à l’Église, Montaigne dit qu’il va témérairement continuer à s’occuper des sujets théologiques. Comment peut-il se soumettre à l’autorité de l’Église et continuer à penser et dire ce qu’il entend sur les matières théologiques ?


b) Montaigne et la question de l’autorité :

Nous continuons à étudier l’Essai I, 56. Voici un extrait où Montaigne expose ses pensées sur ce que devrait faire l’Église :

« Ce n’est pas l’étude de tout le monde, c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu appelle. Les méchants, les ignorants s’y empirent. Ce n’est pas une histoire à conter, c’est une histoire à révérer, craindre, adorer. Plaisantes gens qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! Ne tient-il qu’aux mots qu’ils n’entendent tout ce qu’ils trouvent par écrit ? Dirai-je plus ? Pour l’en approcher de ce peu, ils l’en reculent. L’ignorance pure et remise toute en autrui était bien plus salutaire et plus savante que n’est cette science verbale et vaine, nourrice de présomption et de témérité.
Je crois aussi que la liberté de chacun de dissiper une parole si religieuse et importante à tant de sortes d’idiomes à beaucoup plus de danger que d’utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage auquel originellement leurs mystères avaient été conçus et en est défendue l’altération et changement : non sans apparence. Savons-nous bien qu’en Basque et en Bretagne, il y ait des juges assez pour établir cette traduction faite en leur langue ? L’Église universelle n’a point de jugement plus ardu à faire, et plus solennel. En prêchant et parlant, l’interprétation est vague, libre, muable, et d’une parcelle : ainsi ce n’est pas de même. » (p 439)

1) Il faut noter à quel point la pensée de Montaigne est cohérente. Dans le précédent billet, nous avons vu que Montaigne identifiait plusieurs causes qui pouvaient conduire à un mauvais rapport au savoir. Rappelez-vous la troisième cause qui peut produire le pédantisme : « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. (…) Et de ces gens-là (ceux de basse fortune) les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exempte du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pour donner le jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables. (…) Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. » (I, 25, pp 212-213). Les âmes basses ne pourront pas s’amender et s’améliorer en en se frottant aux sciences ou en s’attachant à la théologie. La condition nécessaire à la science et à la vocation religieuse est d’avoir une âme bonne.

2) Encore une fois, nous sommes très loin de l’image d’un Montaigne libéral, vantant la liberté de la conscience dans tous les domaines. La théologie n’est pas une affaire de liberté : elle est le privilège d’une caste, qui décide pour l’ensemble des hommes des devoirs et des droits des hommes vis-à-vis de Dieu, en conservant le monopole de l’interprétation de toutes les manifestations de la volonté de Dieu.

Corrélativement, Montaigne plaide pour un refus du particularisme. Il souligne le fait que l’Église est catholique, id est, en grec, « universelle ». Sa vérité est une vérité pour tous. Par conséquent, la langue latine, puisqu’elle est la langue par laquelle la volonté de Dieu a été connue (on se rappelle la traduction des Septante), doit être conservée comme seule et unique langue de l’Église.

Montaigne ajoute que la traduction de la Bible dans des langues vernaculaires pose un problème herméneutique. Traduire une œuvre d’une langue dans une autre, selon Montaigne, ce n’est pas seulement trouver, dans une langue, la forme verbale équivalente à une autre formule dans une autre langue ; c’est trouver dans une langue la formule qui permet d’exprimer une certaine signification qui est exprimée dans une autre langue. Cette conception de la traduction implique qu’une traduction dans une langue doit être vérifiée par un individu ayant non seulement des compétences linguistiques dans les langues en question, mais étant capable de vérifier si le lien entre la signification et les langues est bien fait.

3) Montaigne refuse de soumettre la religion à la discussion. Mais on a vu dans le paragraphe précédent qu’il traitait des prières. Montaigne se contredit-il ?

Je recite, par commodité le second texte de 3-a :

« Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais ; instruisables non instruisants ; d’une manière laïque, non cléricale, mais très religieuse toujours. » I, 56 (p 442)

Montaigne distingue les discours instruisables et les discours instruisants. Ils sont strictement opposés :
*Discours instruisants : réglés par des ordonnances célestes, non affectés par le doute et la discussion, matière de foi, expressions de la volonté de Dieu.
*Discours instruisables : produits par la fantaisie, sujets au doute et à la discussion, matière d’opinion, expression de la volonté d’un individu.

Cette distinction permet à Montaigne de ne pas se contredire : il propose des discours instruisables sur des sujets qui sont soumis à un discours instruisant. Montaigne, dans son essai sur les prières, ne prétend pas offrir à son lecteur la vérité sur cette question. Et il refuse de voir ses thèses tenues pour des discours instruisants. Elles sont soumises à la discussion et à l’opinion. Ce qu’il faut croire ne l’est pas et repose entièrement sur l’autorité. La question du fondement de cette autorité est un pur non sens, selon Montaigne :

« Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elles n’en ont point d’autre. » III, 13

Cette distinction a une conséquence importante :

« Que le dire humain a ses formes plus basses et ne se doit servir de la dignité, majesté et régence, du parler divin. Je lui laisse, pour moi, dire « verbis indisciplinaris », fortune destinée, accident, heur et malheur, et les dieux et autres phrases, selon sa mode. » (p 441)

Pour le dire grossièrement : « chacun ses affaires » ! Que les discours instruisables ne se prennent pas pour des discours instruisants. Mais que les autorités ne viennent pas régenter les discours instruisables, qu’elles permettent aux discours instruisables de parler « verbis indisciplinaris », c’est-à-dire avec des termes non approuvés et impropres (Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre X, chap xxix). Montaigne revendique donc la possibilité de s’exprimer sur des matières religieuses en vertu du fait qu’il ne tient pas ses discours pour des matières d’autorité.


Conclusion : Montaigne, l’Humanisme et Sebond

Il est nécessaire de soumettre à la discussion et à l’opinion les discours instruisables. Quelle est la conséquence du fait de ne pas soumettre les discours instruisables aux jugements de tous ? C’est ce que nous avons vu dans le précédent billet : le savoir qui n’est pas transformé, discuté, et est tenu pour une matière d’autorité, conduit à la bêtise ou au pédantisme. C’est le fondement de la critique de l’Humanisme chez Montaigne : l’Humanisme dégénère en pseudo-savoir s’il se prend pour un discours d’autorité.

Mais la question doit aussi être posée pour les matières d’autorité. Il est nécessaire de tenir les discours instruisables pour des matières de foi. Quelle est la conséquence du fait de ne pas les tenir pour des objets de la foi ? La guerre. Montaigne tient pour l’origine des guerres de religions qui frappent la France durant ce siècle les discussions des objets de foi. N’a-t-il pas remis en question le statut de la grâce tel qu’il était formulé par l’Église ?

Ces conclusions nous permettent d’identifier clairement la position de Montaigne face à Sebond. Comme nous l’avons dit, Montaigne est en accord avec Sebond sur les fins de la Théologie naturelle : reconvertir les protestants, amener la paix, mettre fin aux hérésies… Mais nous avons dit aussi que Montaigne était en désaccord avec les moyens employés par Sebond. Nous pouvons mesurer l’étendue de ce désaccord : c’est une condamnation complète. Car Montaigne tient le discours instruisants comme non discutable : or, Sebond, en proposant de soumettre à la conscience et à la raison de chacun les matières religieuses se trouvant dans les Saintes Écritures, se comporte comme s’il voulait soumettre les matières de foi au discours instruisables. Et c’est précisément ce qui, selon Montaigne, est à l’origine des guerres de religion.


Bibliographie:

Cassirer (Ernst), Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol 1 (1ère édition, allemand, 1906), Cerf, Paris, 2004.
Montaigne, Essais, Folio Gallimard, Paris.

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