Sunday 18 January 2009

Montaigne et l'Humanisme (I): la Science

Qui a lu les Essais de Montaigne est familier des citations en langues anciennes, des références à l’histoire antique, des emprunts à la pensée antique. Montaigne est beaucoup plus qu’un familier de l’Antiquité, on dirait que celle-ci est son cadre de référence.
Pourtant le lecteur sera surpris de lire sous la plume de Montaigne : « Moi je les [les humanités] aime bien, mais je ne les adore pas. » (II, 12). Par cette phrase, Montaigne dénonce un certain rapport au savoir sur l’Antiquité : l’amour sans mesure.
Mais quelles sont les conséquences de cette adoration ? Quelles en sont les causes ? Qu’est-ce qui, selon Montaigne, doit être préféré ? Et quel est le rapport de Montaigne à l’Antiquité ?

1) Les Humanités :

a) L’humaniste et le savoir universitaire :

Une précision d’histoire sémantique pour commencer. Un humaniste, de la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance, est un individu étudie les Humanités, c’est-à-dire la grammaire, l’histoire, la littérature, la philologie… Le sens contemporain du terme « humaniste » (individu qui adopte la théorie pour laquelle la fin est l’homme), est attesté plus tardivement, sous la forme « humanitariste ».

Les sciences enseignées à la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance sont en partie héritées de l’Antiquité. Comment les études sont-elles organisées durant l’Antiquité ?

« La lettre 88 de Sénèque, qui traite des artes liberales et des studia liberalia a sur ce point une valeur classique de témoignage. Il s’agit là d’études qui ne servent pas à gagner de l’argent. Elles s’appelle « libérales », parce qu’elles sont dignes de l’homme libre. C’est pourquoi la peinture, la sculpture et autres manuels (artes mechanicae) en restent exclus, tandis que la musique, discipline mathématique, conserve sa place parmi les arts libéraux. A la fin de l’Antiquité, la thèse qui voulait que les arts libéraux fussent la propédeutique de la philosophie –thèse qui pouvait bien être encore celle de Sénèque- devint caduque. La philosophie cessa d’être une discipline scientifique et un moyen éducatif. Ce qui signifie que les arts libéraux demeurèrent la seule matière des études. Entre temps, on avait fixé leur nombre à sept et on les avait rangés dans l’ordre qu’ils devaient conserver pendant tout le Moyen Age : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Le Moyen Age finissant avait mis en vers les différentes missions incombant aux sept arts, en adaptant leur ordre aux nécessités de la métrique :
« Gram. loquitur ; Dia. vera docet ; Rhe. verba ministrat ;
Mus. canit ; Ar. numerat ; Geo. ponderat ; As. colit astra. »
Les quatre derniers (mathématiques) furent réunis par Boèce en un quadruvium et au IXè siècle, les trois premiers en un trivium. » (Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Presses Universitaires de France, Paris, 1956 (1ère édition, en allemand, 1947), pp 44-45).

Deux grandes spécialités sont distinguées dans les arts libéraux : les Humanités (grammaire, dialectique et rhétorique) et les Sciences (musique, arithmétique, géométrie, astronomie). Le Moyen-Âge et la Renaissance ont évidemment apporté des modifications à ce système. Et il ne faut pas négliger les autres disciplines : théologie, médecine, histoire, morale, métaphysique, droit… Mais le point de départ, c’est le système de l’enseignement des arts libéraux durant l’Antiquité.


b) La Renaissance et la scholastique :

Le terme « scholastique » est formé à partir du grec « scholê », qui signifie « oisiveté ». Qui a de l’oisiveté bénéficie d’une certaine aisance financière. Le libéral et le scholaste sont donc libérés des contraintes matérielles. Durant le Moyen-Âge et la Renaissance, la scholastique désigne presque exclusivement l’activité des universitaires et des spécialistes dans les champs énoncés plus haut.

La Renaissance est une réaction à ce savoir de spécialistes :
« Je laisserais plutôt périr tout Scot avec plusieurs de ses pareils que les livres du seul Cicéron ou de Plutarque. Non que je condamne en bloc les premiers ; mais ils me rendent, je ne sais trop comment, plus froids à l’égard de la véritable vertu et davantage enclin à la polémique, tandis qu’à la lecture des seconds je me sens devenir meilleur. » (Érasme, Convivium religiosum, in Colloques, pp 251-252, trad Wolff, Paris, 1992, vol 1, p 169).

Duns Scot est considéré, à l’époque, comme l’un des plus grands représentants de la philosophie scholastique. Il faut noter que la scholastique se divise en plusieurs parties : lectio (explication mot à mot des textes fondamentaux comme la Bible, les œuvres d’Aristote, de Lombard…), commentaire (explication d’œuvres pour résoudre des problèmes scientifiques), quaestio (réponse à une question par le maître), disputatio (quaestio avec d’autres acteurs que le maîtres) et les sommes (exposé systématique d’une doctrine).

Quand Érasme s’attaque à Duns Scot, quand il émet des objections à l’égard de la scholastique, c’est pour dénoncer la disputatio. La disputatio est une joute verbale codifiée, parfois publique, qui permet aux individus de rivaliser en invention et en habileté dans le discours, à partir d’une question. Elle suscite deux difficultés : 1) elle favorise la connaissance au détriment de la morale ; 2) elle a tendance à devenir un art « verbal » (elle favorise la forme au détriment du contenu), détaché de la réalité.

Pour être plus précis, en opposant Duns Scott à Cicéron ou Plutarque, il essaie d’opposer le docere au mouere. À la lecture de ces derniers, il est ému, il est poussé à faire quelque chose. Alors que la scholastique développe des dispositions (être enclin à), les Anciens pousse à agir conformément au Bien.

Cassirer a très bien formulé le changement qui eut lieu à la Renaissance :
« Au Moyen Age, les différentes orientations de la création spirituelle, science et art, métaphysique et histoire, étaient unies bien sûr, mais, en même temps, ce qui les reliait, c’était leur rapport commun et exclusif avec l’intérêt religieux. Maintenant, chacune se présente isolément et indépendamment des autres, chacune acquiert son fondement propre, son centre propre. Mais ce qui est caractéristique, c’est que toutes ces figures, en dépit de l’indépendance de leur origine, se rejoignent pourtant dans l’unité d’un but commun. Les résultats du développement intellectuel ne mènent pas à une formule théorique générale, mais plutôt à une règle unifiée de vie. La transformation de l’ancien système d’enseignement se manifeste directement dans un nouvel idéal de vie, individuelle et collective. L’humanisme ne demeure pas un phénomène isolé, une simple phase de l’histoire de l’érudition : l’affirmation de l’autosuffisance de la culture profane produit en même temps une nouvelle situation et dépasse ainsi l’organisation sociale globale du Moyen Age. » (Ernst Cassirer, Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol. 1, Cerf, Paris, 2004, p 69.)

« Une règle unifiée de vie » est sans doute l’expression à retenir. Il ne faut pas se méprendre : les « humanistes » comme Pétrarque, Érasme… ont tous été à l’Université. Mais ils remettent en question la relation hiérarchique entre la théorie et la pratique. La morale, l’action, la technique… sont remis à l’honneur. N’oublions pas que la découverte du Nouveau Continent fut faite par des marins, à l’encontre de toutes les prédictions qu’on pouvait tirer des théories géographiques savantes.


2) Montaigne et la Renaissance :

Quel est le rapport de Montaigne à la Renaissance ? Et tout d’abord, partage-t-il les déclarations des Renaissants à propos de la scholastique ?

a) Montaigne et la scholastique :

Le rapport de Montaigne à la scholastique est sans ambivalence. Plusieurs textes peuvent nous conduire à la conclusion qu’il partage en grande partie le jugement des Renaissants sur les scholastes.

« Qu’il (le pédagogue, De l’institution des enfants) lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ; les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Épicuriens. Qu’on lui propose cette diversité de jugements : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que fols certains et résolus. » I, 26 (Montaigne, Essais 1, 26, ed Michel, Folio Gallimard, 1965, p 224.)

Les Renaissants ne condamnaient pas l’étude des Anciens. Érasme, on vient de le voir, recommandait chaudement l’étude de Cicéron et de Pétrarque. Il ne dit pas qu’il faut négliger l’étude des auteurs plus techniques, mais seulement qu’il est plus utile d’étudier ceux qui nous rendent meilleurs.

Montaigne ne condamne pas l’étude des Anciens. Il la recommande. Ce qu’il cherche à éviter c’est de tenir les écrits des philosophes pour des écrits d’autorité (des doctrines « instruisantes ») au lieu de les tenir pour des discours « instruisables » (cf Montaigne et l’humanisme II : religion, théologie et politique) dont la discussion est possible et nécessaire. C’est précisément pour éviter le rapport d’autorité dont les Anciens sont les objets que Montaigne propose un principe pédagogique important : présenter la variété des positions philosophiques. En proposant toutes les thèses possibles et émises par les philosophes sur un sujet, on montre que notre savoir est relatif ou peut être mis en doute. Un auteur ne vaut pas mieux qu’un autre. Le contenu d’une doctrine est indifférent à Montaigne. Ce qui lui importe, c’est de soustraire la doctrine philosophique au rapport d’autorité.

Il y a un idéal pédagogique qui se cache derrière ces remarques :
« Les abeilles pilotent decà delà des fleurs ; mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former. Qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. » (I, 26)

De la même manière que l’abeille a besoin des fleurs pour faire son miel, l’homme a besoin de l’œuvre des autres pour produire la sienne. Mais la condition nécessaire, c’est de transformer et de faire sienne cette œuvre étrangère.

La métaphore de l’abeille a traversé l’histoire et les mers. On la retrouve chez Jonathan Swift. Une bataille oppose les Renaissants et les cartésiens. Ce récit est précédé par une discussion entre une araignée et une abeille. L’araignée lui reproche d’être sans feu ni lieu, de ne rien posséder par elle-même, alors qu’elle, dit-elle, tire tout d’elle-même, par ses calculs et ses matériaux. L’abeille lui répond qu’elle a de la méthode et du travail, mais qu’elle n’a pas de substance, car elle n’est constituée que de déchets et de poison. « Laquelle de nous deux est la plus noble : celle qui, absorbée dans son étroit quadrilatère, tout à s’occuper d’elle-même, se nourrissant et s’engendrant elle-même, tourne tout en excrément et venin et ne produit en définitive que toile d’araignée et crottes de mouche ou celle qui, dans une quête universelle, au prix d’une longue recherche et de beaucoup d’études et d’un vrai jugement et discernement des choses rapporte chez elle du miel et de la cire. » Jonathan Swift, Le Récit complet et véridique de la bataille livrée vendredi dernier entre les Livres Anciens et les Livres Modernes dans la Bibliothèque Saint James, 1704.

Mais revenons à Montaigne et à l’humanisme.

b) Montaigne et les Renaissants :

Montaigne connaît bien les humanistes. Son père fut un protecteur des gens de Lettres, des humanistes. Montaigne lui-même nous rapporte ce fait dans les Essais :

« Ma maison a été de longtemps ouverte aux gens de savoir, et en est fort connue : car mon père, qui l’a commandée cinquante ans et plus, échauffé de cette ardeur nouvelle du fait que le Roi François premier embrassa les lettres et les mit en crédit, rechercha avec grand soin et dépense l’accointance des hommes doctes, les recevant chez lui comme personnes saintes et ayant quelque particulière inspiration de la sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de révérence et de religion qu’il avait moins de loi d’en juger, car il n’avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas. » (II, 12)

On reconnaît certes la fierté de Montaigne à dire de sa maison qu’elle fut l’hôte de grands humanistes. Mais le texte est nuancé : Montaigne est-il convaincu par l’authenticité de l’ardeur de son père s’il reconnaît que la raison pour laquelle il a reçu des gens de lettres est l’intérêt du roi ? Montaigne est-il convaincu de validité du jugement de son père s’il affirme que son père n’avait aucune connaissance ès lettres ? Montaigne est-il convaincu par la moralité de la relation de son père à ces gens de Lettres s’il décrit cette dernière sous la forme d’une adoration et s’il caricature ces gens de lettres en prophètes ?

Montaigne se méfie des humanistes. Mais ces humanistes paraissent être différents des hommes de la Renaissance : ce sont des hommes « doctes », des individus qui font des « discours ». Ils semblent bien loin de ceux qui veulent être échauffés en faveur de la vertu par la fréquentation des Anciens.


3) Montaigne et la relation au savoir :

Une question se pose chez Montaigne : comment la fréquentation du savoir peut-elle ne pas nous rendre meilleur ?

a) Comment le savoir peut-il rendre crétin ? (Ou la genèse du pédant)

La question est explicitement posée par Montaigne dans l’essai intitulé « Du pédantisme » (I, 25). Montaigne commence par nous dire combien il est chagriné de voir un maître d’école ridiculisé, combien il est peiné de lire chez Du Bellay : « Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque », car il tient le savoir en haute estime. Il présente la figure du pédant et se demande :

« Mais d’où il puisse advenir qu’une âme riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne pas plus vive et éveillée, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soi, sans s’amender, les discours et les jugements des plus excellents esprits que le monde ait portés, j’en suis encore en doute. » I, 25 (pp 203-204)

Montaigne propose une première hypothèse pour résoudre ce problème : l’esprit savant n’est pas adapté à la vie pratique :

« Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur, et les lampes de trop d’huile ; aussi l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière, lequel, saisi et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler ; et que cette charge le tienne courbe et accroupi. » I, 25 (p 204)

Pour tester son hypothèse, Montaigne oppose le philosophe et le pédant. Un philosophe peut aussi être l’objet de moquerie. On pense immédiatement à l’anecdote à propos de Thalès et de la servante. Aussi le savoir, la science, ne paraissent-ils pas adaptés à la vie concrète, précisément à cause de sa nature spéculative.

Mais une difficulté vient immédiatement s’opposer à la validité de cette hypothèse. Les philosophes ne sont pas inaptes à l’action comme le sont les pédants. Montaigne se réfère à Archimède et ses inventions qui ont étonné ses contemporains. Le savoir ne paraît donc pas opposé à la grandeur de l’âme : « si quelquefois on les mis à la preuve de l’action, on les a vus voler d’une aile si haute, qu’il paraissait leur cœur et leur âme s’être merveilleusement grossie et enrichie par l’intelligence des choses. » (p 205)

Et il oppose le philosophe et le pédant :
« On enviait ceux-là comme étant au-dessus de la commune façon, comme méprisants les actions publiques, comme ayant dressé une vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’usage. Ceux-ci on les dédaigne, comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme traînant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire. » I, 25 (p 205)

Il n’y a pas de divorce entre le savoir et l’action chez les savants. Cette séparation est propre au pédant. Il embrasse alors une nouvelle solution spécifiquement adressée au pédant. La science n’est pas la source de la bêtise, mais le rapport de ces individus à la science est mauvais :
« Je quitte cette première raison, et crois qu’il vaut mieux dire que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences ; et qu’à la mode de quoi nous sommes instruits, il n’est pas merveille si ni les écoliers, ni les maîtres n’en deviennent pas plus habiles, quoiqu’ils s’y fassent plus doctes. » I, 25 (p 206)

Montaigne identifie trois causes qui peuvent produire le pédantisme :
1) Elle est le résultat de notre mauvaise éducation (de l’éducation humaniste) : « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne vise qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » (p 206) ; « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » (p 206). On est étonné de voir que la critique de l’éducation humaniste se fait précisément au nom d’un idéal humaniste. Il semblerait que l’humanisme des Renaissants se soit détérioré en adoration des livres des Anciens.

2)
Les connaissances ne sont pas transformées et « digérées » par le moi : « Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquée à leurs petits, ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. » (pp 206-207). La critique à l’égard de la scholastique est réemployée à l’égard de l’humanisme (cf 2-a)

3) La condition d’une digestion du savoir est d’avoir une âme « bonne » : « Toute autre science est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchais tantôt, serait-elle point aussi de là : que notre étude en France n’ayant quasi autre but que le profit, moins de ceux que nature a fait naître à plus généreux offices que lucratifs, s’adonnant aux lettres, ou si courtement (….), il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout à fait à l’étude, que les gens de basse fortune qui y quêtent les moyens à vivre. Et de ces gens-là les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exempte du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pour donner le jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables. (…) Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ; les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. » (pp 212-213). Nous sommes très loin de l’image d’Épinal d’un Montaigne libéral…

Le plus important, pour Montaigne, est d’être « égocentré », de cultiver le moi. Un savoir qui ne prend pas le moi pour fin est le début de la bêtise.

C’est bel et bien une critique de l’humanisme dégénéré en étude livresque au nom de l’humanisme des Renaissants. La question essentielle est celle du « vivre conformément au bien » ou celle de la vertu (critique de la pédagogie). Or l’accumulation des connaissances ne permet de pas de répondre à cette question. Elles sont inutiles pour vivre conformément au Bien et transformer l’homme.

Cela revient à dire que si l’on définit l’humanisme comme un retour vers les Anciens, quoi qu’on en pense, Montaigne n’est pas un humaniste. Mais si l’on définit l’humanisme comme une doctrine qui remet l’homme au centre de son savoir, alors Montaigne est un humaniste. C’est bien pourquoi Montaigne peut critiquer l’adoration des Anciens et continuer à aimer les Belles-Lettres, les humanités. Car l’amour des Anciens est toujours subordonné à la place centrale du moi et de l’homme. Le savoir est subordonné à la vie des hommes.

b) L’étude du moi :

L’unité des Essais repose donc entièrement sur le projet de la transformation et de la connaissance du moi et de l’homme :

« J’ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi. » (III, 8)

« C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de mêmes airs que ses agitations. (…) Il y a plusieurs années que j’ay que moi pour visées à mes pensées, je ne contrôle et n’étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. (…) Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité. » (II, 6).

Sans cette connaissance et cette transformation du moi et de l’homme, les autres connaissances ne sont que du bavardage, y compris la connaissance des Anciens.




Bibliographie:

Cassirer (Ernst), Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, vol 1 (1ère édition, allemand, 1906), Cerf, Paris, 2004.
Curtius (Ernst Robert), La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Presses Universitaires de France, Paris, 1956 (1ère édition, en allemand, 1947).
Érasme, Colloques, trad. et prés. Etienne Wolff, 2 vol., Imprimerie Nationale, Paris 1992.
Montaigne, Essais, 3 vol., Folio Gallimard, Paris.

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6 comments:

Anonymous said...

Très bel article, qui démontre encore un fois que le savoir d'aujourd'hui est différent du savoir d'hier, et certainement du savoir de demain.
Les sciences sont en perpétuelles évolutions, et se contentent de fixer une limite à notre ignorance sans pouvoir prétendre à un absolue.
Cordialement

Mikolka said...

Merci pour votre commentaire si amical.

1) Je n'irai pas jusqu'à dire que mon billet démontre le fait que les sciences évoluent. Mais c'est une illustration du fait que les sciences ont connu des modifications historiques et en connaîtront peut-être encore dans le futur.
2) Une suite à ce billet est prévue le 20/01. J'espère qu'elle vous intéressera.

Amicalement

Anonymous said...

Sans vouloir objecter à votre billet qui ne se veut pas démonstratif, je me permets de citer aussi ce magnifique passage, qui prévient toute réduction égocentrique des Essais (voire toute lecture seulement centrée sur l'homme, et là il y a un début d'objection...).

Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain, de la frequentation au monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d'où il estoit, il ne respondit pas, d'Athenes, mais, du monde. Luy qui avoit imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l'univers, comme sa ville, jettoit ses cognoissances, sa societé et ses affections à tout le genre humain : non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. (...) [Seul] qui se presente comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature, en son entiere majesté : qui lit en son visage, une si generale et constante varieté : qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres-delicate, celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. (I, 25)

Anonymous said...

Montaigne parlait du pédantisme... L'usage de l'ancienne orthographe pour le citer me semble des plus déplacé et des plus préjudiciable pour Montaigne lui meme.

Mikolka said...

Cher Anonyme,

Apparemment vous ne fréquentez pas beaucoup Montaigne, du moins pas dans sa langue. En effet, les citations qui se trouvent dans ce billet sont toutes "modernisées" (je vous renvoie à la présentation de l'édition utilisée dans le billet, citée dans la bibliographie).

Vous devriez passer du temps sur le site des Montaigne Studies, car vous trouverez des exemplaires originaux numérisés. Vous verrez immédiatement la différence. Vérifiez vos affirmations avant de jeter l'anathème, cela vous évitera la prochaine fois d'être ridicule.

Amicalement,

Lotte said...

Merci pour cet article, éclairant et stimulant. J'en communiquerai l'adresse à mes lycéens.